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des puissances, moins celui de la France qui avait refusé de venir à Londres, s’empressaient de ratifier le titre impérial. « L’Empire allemand sortait du système des nationalités comme l’empire de Napoléon était sorti de la Révolution française. Il s’imposait au continent comme une menace permanente et portait en lui le germe de terribles conflits, mais l’Europe s’était condamnée au silence ou approuvait. » Cette approbation, ce silence, le comte de Bismarck les avait prévus. Au jeu qu’il avait intrépidement engagé, ses calculs avaient été exacts et ses gains décisifs. Le but qu’il s’était fixé depuis de longues années avec une patience et une opiniâtreté indomptables, il y était enfin arrivé. Tous les obstacles, il les avait écartés un à un. Un monarque rebelle aux aventures, il l’avait décidé à partager son audace et sa confiance. Une Europe défiante et jalouse, il l’avait subjuguée. L’unité qu’il fabriquait pièce à pièce, il l’avait achevée en provoquant les hostilités nécessaires et en faisant croire adroitement que la Prusse avait été provoquée. Le patriotisme farouche des Allemands, il l’avait utilisé non seulement pour la guerre elle-même, mais pour la formation de l’Empire auquel le Sud s’était tout d’abord refusé. La couronne impériale que son maître dédaignait, il la lui avait fait peu à peu désirer ardemment. La paix définitive, il l’avait conclue comme il l’avait voulue, inexorable.

Maintenant, qui dira, même après trente-sept années de durée, si cette œuvre est bâtie sur un roc indestructible ? Pour le savoir, c’est à Bismarck lui-même qu’il faut le demander. Au lendemain de sa disgrâce, il déclarait à un journaliste venu à Friedrichsruhe : « Ma vie entière a été un grand jeu fait avec l’argent des autres. Je n’ai jamais pu prévoir avec certitude si mes plans réussiraient... Le banquier, quand il a fait une opération de Bourse, évalue immédiatement son gain en marks et pfennigs ; il peut se frotter les mains et boire du Champagne. L’homme politique, lui, n’est jamais dans cette position agréable. Il est constamment tourmenté par l’incertitude de savoir si, finalement, il n’en résultera pas des conséquences nuisibles. Il n’est jamais assuré là-dessus. La politique a en cela une certaine ressemblance avec la sylviculture. Il y a chez nous une école de sylviculture au fronton de laquelle on lit cette inscription : « Nous récoltons ce que nous n’avons pas semé, et nous semons ce que nous ne récolterons pas. » L’homme politique,