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et tous deux ne mangèrent presque rien. » Le Roi avait beau se faire attentif et empressé, pour une fois il perdait ses soins ; Liselotte restait hérissée, intraitable, Liselotte le brusquait et le rembarrait. Sans se décourager, il la salua très bas lorsqu’on se sépara pour la nuit : en relevant la tête, il ne vit plus qu’un dos qui s’enfuyait. Telle était Madame, les jours où elle se contenait pour obéir à sa tante.

Le lendemain matin, 10 janvier, la Cour attendait dans la galerie le passage du Roi se rendant à la messe : « Madame y vint : monsieur son fils s’approcha d’elle, comme il faisait tous les jours, pour lui baiser la main ; en ce moment, Madame lui appliqua un soufflet si sonore qu’il fut entendu de quelques pas, et qui, en présence de toute la Cour, couvrit de confusion ce pauvre prince, et combla les infinis spectateurs, dont j’étais, d’un prodigieux étonnement[1]. »

Le 11, le mariage devint officiel, et le marquis de Sourches nota dans ses Mémoires : « On ne peut pas s’imaginer quel fut le désespoir de Madame ; il était si grand qu’elle ne songea pas même à le cacher, et il y eut des gens qui dirent qu’il avait été jusqu’à la pousser à maltraiter son fils. »

La future avait surmonté son embarras, et prenait la chose du bon côté. Un jour que Mme de Caylus lui parlait en badinant de son fiancé, cette petite fille de quinze ans repartit nonchalamment : « Je ne me soucie pas qu’il m’aime ; je me soucie qu’il m’épouse[2]. » Mot qui contient toute la philosophie des mariages politiques entre princes et princesses.

Mme de Maintenon montra combien peu elle craignait Madame, en revendiquant, par une lettre à Mme de Ventadour[3], l’honneur d’avoir travaillé à « cette affaire » de concert avec Mme de Bracciano, la future princesse des Ursins[4] : « Mme de Braquiane a fait le mariage de M. le Duc de Chartres pour être dame d’honneur ; c’est une intrigue qu’elle a commencée avec moi…, et nous voyons aujourd’hui qu’elle ne veut pas être dame d’honneur[5]. » Suivaient quelques allusions obscures, un compliment sur le « bon esprit » de Madame, et elle

  1. Saint-Simon, éd. in-8o, I, 74.
  2. Souvenirs et Correspondance de Mme de Caylus. Éd. Emile Raunier, p. 172.
  3. Dame d’honneur de Madame.
  4. Elle prit ce dernier titre après son veuvage en 1698.
  5. Correspondance générale, III, 323.