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que le poète considère comme son amie la plus fidèle. Quel drame a dû se passer dans le cœur du Tasse si, après avoir été l’amant de Léonore, il a reconnu que, pour la constance de l’affection et pour la sécurité des rapports, elle restait bien au-dessous de Lucrèce ! Si ce ne fut pas la cause déterminante de la folie, ce fut sans doute une source de douleurs, une des nombreuses souffrances qui finirent par troubler ce merveilleux esprit.

Quelles mœurs effroyables se cachaient, d’ailleurs, sous le vernis de la civilisation italienne ! Le Tasse lui-même en eut presque sous les yeux un exemple qui dut le frapper d’autant plus que sa bienfaitrice en était la victime. Lucrèce d’Este était en grande liaison avec un gentilhomme de Ferrare, le comte Contrari. On croit qu’elle l’avait aimé avant son mariage, que le duc d’Urbin s’en aperçut le jour des noces et que ce fut une des raisons pour lesquelles il la délaissa. Que cette liaison ait précédé ou suivi le mariage de la duchesse d’Urbin, elle était certainement dans toute sa force pendant l’été de 1575, au moment où le Tasse passait plusieurs heures par jour dans l’intimité de la princesse et lui lisait son poème. Le duc de Ferrare connaissait-il cette intrigue et fermait-il les yeux, comme il l’avait fait précédemment pour d’autres ? Qu’il l’ait ou qu’il ne l’ait pas ignorée pendant quelque temps, une heure vint où il ne fut plus possible de ne pas savoir ou de tenir caché ce qu’on lui avait découvert. Comme toutes les sociétés restreintes et inoccupées, ces petites cours d’Italie, dans leur désœuvrement, fourmillaient de bavards, d’indiscrets, quelquefois même d’espions chargés par le maître de lui rapporter tout ce qu’ils entendaient. Un gentilhomme fit un jour observer au prince qu’une bague de grand prix donnée par lui à sa sœur Lucrèce se trouvait maintenant au doigt de Contrari. Un anonyme du temps prétend même que, pour en avoir le cœur net, le duc se déguisa en homme de police, se posta près des appartemens de la duchesse d’Urbin et surprit le commerce des deux amans.

Une fois le secret découvert, le prince, peut-être pour des raisons complexes dont la moindre ne fut sans doute pas l’amour de l’argent, résolut défaire disparaître un coupable qui, d’après la loi du duché, devait lui laisser son héritage. Aussi bien en Italie qu’en France nous sommes dans le siècle des assassinats. La mort du duc de Guise fit naturellement plus de