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tenue de filer pendant les veillées d’hiver. Elle reçut les soins de ces domestiques nés dans la maison, et qui élevaient les enfans dont ils avaient élevé les pères. Elle put feuilleter un de ces livres de raison où s’inscrivaient au jour le jour les événemens qui intéressaient la famille, car il y avait alors une vie de famille. Elle eut ainsi sous les yeux l’image concrète et réelle de ce qui n’est plus pour nous qu’une entité, la famille ; elle put s’imprégner de son atmosphère, et ce fut la première influence qui façonna son âme.

Cette famille était protestante, étroitement attachée à son culte. L’empreinte que laisse l’éducation dans un milieu très religieux est, comme on sait, ineffaçable. Il se peut que plus tard on rejette une partie des croyances ; il reste les habitudes d’esprit, le tour de pensée pris une fois pour toutes. Le protestantisme est ici au fond de l’être moral. Notons pourtant une nuance. C’était à la campagne, au milieu des plaines et des bois du centre de la France. Or, un jour, Mme Arvède Barine a dit, — comme elle avait coutume de le faire, au moment où il y avait courage à le dire, — la place que tient dans l’économie de la vie rurale cet ami des humbles : le curé de campagne. Elle se souvenait, ce jour-là, de son enfance où le voisinage des cérémonies catholiques avait mis une note de poésie et d’émotion : « La Fête-Dieu était une chose exquise à la campagne, avant d’avoir été rognée et entravée par un fanatisme stupide. Elle a charmé de ses fleurs et de ses parfums mon enfance de petite protestante. » La femme, l’écrivain, si jalouse de se montrer bonne huguenote, gardera quand même la nostalgie de ces fleurs et de ces parfums.

Dans cette solitude champêtre où elle grandissait, la jeune fille trouva pourtant des compagnons ou des maîtres de sa pensée. Il y avait dans la maison paternelle une belle bibliothèque où les classiques du XVIIe siècle tenaient la place d’honneur. Elle s’y plongea avec délices. Elle savoura leur forte manière. Elle reçut d’eux, sans y songer, la leçon du goût français et la discipline classique. Toutefois leur enseignement n’eût pas suffi à faire d’elle l’écrivain qu’elle est devenue ; elle en a démêlé les raisons avec une rare finesse d’analyse, et l’aveu est précieux à retenir. Certes, les classiques français avaient très bien éveillé en elle le sentiment de la beauté ; ils échouèrent entièrement à donner à son esprit certaines qualités solides. La plume à la main, elle n’était maîtresse ni de sa pensée, ni de son expression ; il lui arrivait continuellement de dire ce qu’elle pouvait au lieu de ce qu’elle voulait, et elle prenait ainsi l’habitude funeste de laisser diriger