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Stamboul beaucoup mieux que lui. Un jour, il m’égara sur le chemin de la Mosquée Sélim que j’avais déjà visitée tout seul et que je désirais revoir. Je fus obligé de le diriger moi-même, après avoir consulté mon plan et nous être tirés non sans peine d’un affreux dédale de ruelles et de culs-de-sac. Comme je m’étonnais qu’il connût si mal cette partie de la ville, il m’avoua que lui, habitant de Péra, il ne s’aventurait guère dans Stamboul, par crainte de la police. Des promenades trop fréquentes en ces quartiers lointains auraient paru suspectes !… Et, dans sa réponse, comme dans beaucoup d’autres phrases que nous avions échangées, je percevais des réticences qui lui brûlaient les lèvres. Évidemment, avant de se confier à moi, il tenait à être bien sûr de ma discrétion !

À quelques jours de là, nous allâmes ensemble jusqu’à Haïdar-Pacha, sur la côte d’Asie, voir la gare monumentale de la compagnie de Bagdad. Nous eûmes, pour revenir, un coucher de soleil admirable, qui ajoutait une splendeur de féerie au spectacle, certainement unique au monde, de la péninsule Constantinienne. Du pont du bateau qui nous ramenait, je considérais avec émerveillement le prestigieux profil de Stamboul encore magnifié par les jeux lumineux du crépuscule. Devant nous, au-delà des créneaux du Vieux-Sérail, émergeaient les blancheurs trapues de Sainte-Sophie, les gris et les mauves, les lilas et les roses gorge-de-pigeon de la Mosquée Achmet, puis les verts d’émeraude, les rouges-brique, les jaunes d’or des maisons de bois, des jardins et des prés perdus dans les replis profonds des sept-collines. Toute la presqu’île de Stamboul semblait s’avancer vers nous comme une cité flottante, un immense navire de guerre, dont les minarets avec leurs banderoles formeraient les tourelles et les cordages. En haut, bien loin, tout au fond de l’horizon, se détachait la ligne plus sombre des remparts byzantins que dépassaient des aiguilles de cyprès, les cyprès des cimetières qui s’échelonnent pendant deux lieues entre la Tour de marbre et le sanctuaire d’Eyoub. Le ciel était embrasé ; des pourpres traînaient à la cime des arbres funèbres… Cette vision m’enthousiasmait. Mais mon compagnon restait taciturne et triste à mes côtés. Il lançait des regards furtifs de droite et de gauche, puis, comme personne ne nous épiait, il me dit tout à coup, d’une voix basse, étranglée par l’émotion, en me montrant le ciel tout rouge :