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est si nombreuse que nous sommes obligés d’aller au pas. Les routes, les moindres ruelles qui s’entre-croisent dans la direction d’Yldiz sont militairement gardées : c’est une véritable mobilisation suivie d’une mise en état de siège. Est-ce possible que, chaque vendredi, le Sultan dérange tant de monde, pour aller simplement dire sa prière dans son oratoire privé ? J’interroge un des drogmans qui nous accompagnent :

— En effet, me dit-il, c’est ainsi chaque semaine. Toute la garnison de Constantinople est sur pied. La colline d’Yldiz est investie par une armée de vingt-quatre mille hommes. Pour les Turcs, cette cérémonie du Sélamlik a une importance que les étrangers saisissent mal. C’est la manifestation de la présence réelle du Sultan, et cette présence, il est si nécessaire de l’affirmer, que, lorsque Sa Majesté est malade, on prétend que des sosies habilement stylés la remplacent, pour le principe. Tout ce mouvement de troupes est destiné à donner plus l’éclat à cette manifestation. Et puis, il y a aussi des raisons de prudence. Sa Majesté ne saurait prendre trop de précautions !…

Je m’en convainquis une fois de plus, quand nous pénétrâmes enfin dans le parc impérial, après avoir franchi des cordons interminables de sentinelles. Toutes les allées du jardin étaient barrées. Partout, des regards inquisiteurs braqués sur nous guettaient nos gestes, fouillaient nos physionomies. On nous parqua sur une étroite terrasse dominant l’allée que devait suivre le Sultan pour se rendre à la mosquée.

Nous étions là une vingtaine de personnes : touristes allemands, anglais, américains, français, dont l’identité avait été scrupuleusement vérifiée par nos ambassades. Nos gouvernemens répondaient de nous. Il faut croire que la garantie de la République française ne suffisait pas pour moi, puisqu’un policier vint me sommer de lui livrer mon pardessus qu’il garda en dépôt jusqu’à la fin, après en avoir retourné les poches. Ensuite, on nous aligna sur deux rangs, un mouchard se posta derrière chacun de nous et, dans l’intervalle laissé libre entre chaque spectateur et son voisin, un officier se planta, revolver à la ceinture. Ainsi encadrés par des argousins et strictement isolés les uns des autres, nous avions l’air de malfaiteurs sur le préau d’une prison.

Ces formalités désobligeantes excitèrent maintes récriminations parmi les patiens. Mais on nous expliqua que, depuis le