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de l’interlocuteur. Ainsi, sur la religion (je remarque d’ailleurs que, sur ce chapitre, les Jeunes-Egyptiens se montrent, en général, plus prudens, plus réactionnaires que les Jeunes-Turcs), — sur la religion donc, ils vous débitent des discours à remplir d’enthousiasme toute une loge maçonnique. Il en est qui, devant un Français, exagèrent la négation jusqu’au plus vulgaire matérialisme. Ah ! ils ne sont pas libres penseurs à moitié !… Et pourtant, ce sont ces mêmes gens qui s’évertuent à découvrir dans le Coran les principes fondamentaux du régime parlementaire. Si le prophète n’a pas prévu la Chambre des députés de l’Empire ottoman, tout est perdu ! Dans ses harangues sur l’instruction obligatoire, Mustafa Kamel ne se lassait pas de répéter que la religion est la base de toute éducation[1]. Enfin, parmi ces sceptiques ou ces libres penseurs, il n’y en a pas un qui, devant ses compatriotes, ose se proclamer franchement anti-religieux… Alors, ils mentent devant nous ? Pas le moins du monde. Seulement le mot de libre pensée signifie autre chose pour leurs oreilles que pour des oreilles françaises. Pour tel Musulman, il est synonyme de tolérance à l’égard de tous les cultes ; pour celui-ci, il exprime l’adhésion à la culture scientifique moderne, sans le moindre préjudice porté au credo islamique. Pour une minorité, il désigne un cléricalisme incrédule et opportuniste, qui respecte, par habileté et par nécessité, les superstitions populaires. En définitive, personne, parmi eux, ne songe à se séparer de la religion établie, ni même à la contredire partiellement. C’est que nul milieu n’est plus intensément religieux que le milieu oriental. Là, véritablement, la religion est tout. L’homme se meut, vit et respire en elle. Nous n’avons plus idée, chez nous, d’un état d’esprit pareil. Et si j’y insiste, ce n’est nullement pour en ridiculiser ou blâmer les Orientaux, c’est pour rappeler à nos utopistes que la libre pensée d’un Jeune-Turc n’a, pour ainsi dire, rien de commun avec celle d’un adepte de la rue Cadet.


V

Et maintenant, je m’excuse d’avoir ainsi prolongé cette

  1. C’est encore au nom de la religion que certains Musulmans refusent à Mustafa Kemel la statue proposée par ses admirateurs.