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de désunir les deux époux. Elle flagorne la femme, relève devant elle les fautes du mari, cherche à le faire passer pour jaloux et mal élevé. Peut-être cette dernière accusation n’était-elle pas sans motifs. Il n’est que trop, vrai, — et Protassoff le constate, — que la conduite du grand-duc, à l’égard de sa femme, ne laissait pas d’être incorrecte : « beaucoup d’attachement, mais une sorte de grossièreté peu compatible avec la délicatesse du sexe ; il s’est mis en tête qu’il faut en user sans cérémonie et que la courtoisie libre que comporte la tendresse se trouverait déplacée et tuerait l’amour. »

Vainement, Protassoff s’efforce de réagir contre ces principes et ces manières. Il se heurte à une résistance qu’encouragent les mauvaises fréquentations du grand-duc. Ses avis ne sont plus écoutés ; il n’a plus aucune influence sur son élève que, selon lui, on a marié trop tôt et à qui on a trop dit qu’il était maintenant libre de ses actions. Il se félicite cependant d’être parvenu, d’accord avec le médecin, à lui faire passer le goût du vin, qu’il commençait à prendre, prétendant que « du moment qu’on n’est pas ivre, il ne doit pas y avoir de mal. » Ces détails suffisent à faire comprendre pourquoi la grande-duchesse est souvent choquée par les allures de son jeune mari et pourquoi, encore qu’elle ne l’avoue pas, elle n’est pas heureuse tous les jours.

Cela tient aussi à la différence de culture, qui existe entre elle et Alexandre. Elle est très instruite, a beaucoup lu, aime l’étude et son esprit est largement ouvert aux choses intellectuelles. Le grand-duc, au contraire, est resté assez ignorant, malgré les leçons de La Harpe et, en ce moment, il ne s’occupe de rien, n’ouvre jamais un livre, ne s’intéresse ni aux arts, ni aux lettres ; de telle sorte que, lorsqu’il est seul avec sa femme, ils en arrivent vite à n’avoir rien à se dire : « Elle aime son mari, écrit Rostopchine, qui vit dans l’intimité du ménage ; mais il est trop jeune pour l’occuper entièrement… l’ennui la tue… Il n’a pas assez de connaissance, ni du cœur humain, ni des soins qu’une femme exige, pour parvenir à captiver la sienne. Il interprète quelquefois mal et ses discours et ses ennuis, et je crains beaucoup que la froideur ne vienne remplacer la tendresse et la confiance mutuelle. »

On retrouve la même pensée dans les appréciations admiratives de la comtesse Golovine qui, en 1793, était devenue une