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page exacte de Montaigne, me permettait de contrôler mon souvenir. Si, comme je l’avais présumé, il y avait emprunt ou allusion, j’inscrivais ma trouvaille, toujours en Braille, sur la fiche où quelques lignes avaient été ménagées à cet effet.

Je devais lire ainsi, pour que mon enquête fût fructueuse, presque tout ce qui avait eu chance d’intéresser Montaigne, et son esprit était d’une insatiable curiosité. De son temps, les littératures latine et grecque étaient presque entièrement vulgarisées, et son éducation l’invitait à puiser tout particulièrement chez les anciens. Il lisait en outre beaucoup de livres français et italiens. C’est donc dans les ouvrages grecs, latins, français et italiens alors publiés que j’ai dû faire mon enquête. Le premier point a été de retrouver leurs titres, grâce aux instrumens bibliographiques que j’ai dépouillés ; le second, de rechercher dans les bibliothèques publiques les livres qui pouvaient m’intéresser, car ces livres sont souvent extrêmement rares. Beaucoup d’entre eux n’ont pas été réimprimés depuis le XVIe siècle ; pour ceux mêmes qui l’ont été, il fallait recourir aux éditions du temps, qui diffèrent parfois sensiblement de celles qu’on a données puis.

Il va sans dire que rien de tout cela n’a été transcrit en Braille. J’ai donc dû, non pas lire ces ouvrages, mais faire les relire à haute voix. L’habitude m’avait, comme je l’ai dit, a rendu ce procédé de travail si familier, que, pour les ouvrages qui n’ont pas un caractère artistique, je préfère la lecture à haute ix à la lecture tactile.

Et cependant, pour de pareilles enquêtes, elle présentait de réels inconvéniens que je ne chercherai pas à dissimuler. D’abord et avant tout, c’est l’impossibilité de parcourir qui est la grande infériorité de la lecture à haute voix. L’œil a vite fait d’éliminer tout un chapitre inutile, de scruter une page et de s’assurer qu’elle ne contient rien d’intéressant. Rien ne peut le remplacer sur cet office. Il fallait se résoudre à écouter bien des développemens inutiles, de peur de sauter imprudemment par-dessus une idée importante. Quand je me hasardais à faire des coupures, il les fallait courtes : il était en effet nécessaire de connaître à tout le moins toutes les orientations successives que prenait le raisonnement ; quand une direction était stérile, on pouvait l’abandonner, mais il importait de ne pas laisser passer le point précis où la pensée s’engageait dans une voie nouvelle. Parfois