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Cependant Jacqueline atteignait sa vingtième année. Choyée et adulée de tous, sa douceur, sa bonté, son extraordinaire « indifférence » aux complimens et aux éloges, « l’agrément et l’égalité de son humeur qui était incomparable, » tant d’aimables qualités faisaient d’elle le radieux sourire de la maison d’Etienne Pascal. Son père et son frère l’aimaient tendrement. Plusieurs partis se présentèrent : diverses raisons les firent écarter. « Elle ne témoigna jamais dans ces rencontres, nous dit Mme Perier, ni attache, ni aversion, étant fort soumise à la volonté de son père, sans qu’elle eût jamais eu aucune pensée de religion [de vie religieuse], au contraire en ayant un grand éloignement et même du mépris, parce qu’elle croyait qu’on y pratiquait des choses qui n’étaient pas capables de satisfaire un esprit raisonnable. » Notons ce trait : il est essentiel. Dans cette âme forte et haute, le mysticisme sera une sorte de raison supérieure, lucide et logique toujours, une exaltation, non pas une abdication de la raison.

Ce fut sur ces entrefaites que « Dieu éclaira toute la famille. » Au mois de janvier 1646, Etienne Pascal, ayant fait une chute sur la glace, et s’étant démis la cuisse, se mit entre les mains de deux gentilshommes de ses amis, qui pratiquaient la médecine, MM. Deslandes et de la Bouteillerie. Gens de bien et de grande piété, ces deux gentilshommes, qui étaient frères, s’étaient « donnés entièrement à Dieu : » « la voie étroite de la pénitence et le vrai esprit de l’Eglise touchant l’usage des sacremens » leur avaient été révélés par M. Guillebert, curé de Rouville en Normandie, lequel s’était lié d’amitié avec Arnauld et Saint-Cyran. Très pénétrés des doctrines nouvelles sur la grâce et le véritable objet de la vie chrétienne, les deux frères, dans leur ardeur d’apostolat, ne pouvaient manquer cette occasion qui leur était offerte de propager leurs idées et de faire d’illustres recrues. « Ils s’attachèrent beaucoup à M. Pascal, mon oncle, nous dit Marguerite Perier, pour le faire entrer dans des lectures de livres de piété solides et pour les lui faire goûter. Ils y réussirent très bien… Et quand ils l’eurent gagné à Dieu, ils eurent toute la famille. » Blaise entraîna son père[1], sa sœur Jacqueline,

  1. Je suis ici la version de Marguerite Perier, dont M. F. Strowski a essayé récemment d’infirmer le témoignage, sous prétexte qu’il n’est que de seconde main, et qu’il est contredit par un témoignage tout contemporain, celui de Jacqueline écrivant le 1er avril 1848 à Mme Perier : « (Dieu) ne nous a pas seulement faits frères les uns des autres, mais encore enfans d’un même père, car tu sais que mon père nous a tous prévenus et comme conçus par le dessein. » Mais il faudrait d’abord prouver que ce passage d’une lettre d’ailleurs fort obscure, et qui, écrite par Jacqueline, a été dictée par Blaise, a exactement le sens qu’on lui attribue. D’autre part, j’observe que le témoignage de Marguerite nous montrant Blaise le premier converti, convertissant ensuite toute sa famille, a ceci pour lui d’être non seulement conforme à la tradition, mais aussi à la vraisemblance psychologique, et qu’il est enfin formellement confirmé par Mme Perier, dans la Vie de son frère : « Mon frère, dit-elle, continuant de chercher de plus en plus les moyens de plaire à Dieu, cet amour de la perfection s’enflamma de telle sorte dès l’âge de vingt-quatre ans, qu’il se répandit sur toute la maison ; mon père même, n’ayant pas de honte de se rendre aux enseignemens de son fils, embrassa pour lors une manière de vie plus exacte… »