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événemens, s’amortir la vivacité de son premier enthousiasme ? Sa santé toujours chancelante lui imposa-t-elle le repos ? Voulait-il s’abriter contre les dangers auxquels, dans les temps troublés, expose la vie trop active ? De toutes façons, il n’a pas réalisé les promesses de ses débuts. — Et de même en littérature, il demeure au second plan. Là aussi, il avait éveillé des espérances. A l’écouter dans les salons quand il causait, on le croyait réservé à un grand avenir. Dira-t-on qu’il n’a pu, comme écrivain, montrer toute sa valeur ? Le temps ne lui a pas manqué cependant, ni l’occasion, ni la volonté. Il a suivi tous les chemins, battu tous les buissons pour faire lever le succès : rien ne lui a réussi. C’est que sa réputation dépassait son mérite : ce fut un homme d’esprit plus qu’un homme de talent. Pendant toute son existence, il y a eu désaccord entre ce qu’on attendait de lui et ce qu’il a donné. Il était trop intelligent pour ne pas le sentir ; et ce désaccord causa son tourment, ce fut le mal qui rongea sa vie. Il eut d’autres raisons d’être misanthrope : celle-là fut certainement la plus forte. Ni sa naissance irrégulière, ni la gêne des premières années, ni la maladie qui l’éprouva cruellement, ne l’aigrirent autant que les déboires de sa carrière et ce sentiment d’irrémédiable impuissance. Sous l’ancien régime, on attendit le chef-d’œuvre poétique, qui inaugurerait le règne de Louis XVI : il a produit une pauvre tragédie. Sous le nouveau, on attendit l’action décisive, qui ferait de lui une des têtes de la Révolution ; quand il fallut agir, il se déroba. Il fut et il restera pour la postérité un incomparable causeur, et son meilleur titre auprès d’elle, ce sont ses Maximes et Pensées, c’est-à-dire sa conversation encore, ses improvisations du jour jetées le soir sur un bout de papier.


GASTON BOISSIER.