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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 51.djvu/573

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On trouverait difficilement, à ce qu’il me semble, dans toute la correspondance de Lamennais, une lettre d’un aussi beau ton. A travers l’ardent effort de l’apôtre pour confirmer dans son retour à Dieu celle qui la choisi pour guide, on découvre déjà l’attrait que cette âme lui inspire et qui devait durer autant que leur vie à tous deux. C’est bien une lettre de prêtre, austère, sévère même si l’on veut, mais c’est déjà une lettre d’ami, charitable, compatissante, intelligente de la nature et des besoins de la femme qui s’adresse à lui. Cette lettre est intéressante en outre par l’expression d’un sentiment rare chez Lamennais : la méfiance de lui-même, la crainte que son inexpérience en matière de direction ne compromette le salut de cette âme. Il craint surtout qu’elle ne conçoive sur l’homme des illusions qui, le jour où elle les aurait perdues, feraient tort à l’autorité du prêtre, et ce sentiment d’humilité se traduit encore dans la lettre suivante :


J’aurais, madame, bien des choses à vous dire sur votre lettre ; mais je veux seulement vous engager à considérer devant Dieu combien peu de chose vous trouble, et à en tirer cette conséquence, qu’il faut donc chercher à cette pauvre âme un appui inébranlable, qui n’est autre qu’un parfait abandon entre les mains de la Providence. Vous comptez trop sur l’homme, et sur tel homme en particulier, que votre imagination vous représente avec des perfections qu’il n’eut jamais ; quand vous le connaîtrez, vous ne verrez en lui qu’un composé de bien des misères. Oui, madame, nous avons besoin de nous mieux connaître l’un et l’autre. Procurez-moi donc l’honneur de vous voir aujourd’hui ou demain. Il me tarde que vous soyez désabusée de l’idée que vous vous faites d’un pauvre prêtre, très médiocre d’esprit, quoi que vous pensiez, et d’une santé fort infirme. Il y a un seul point sur lequel vous ne vous êtes pas d’abord trompée, c’est le véritable désir que j’aurais de vous être utile. Il est toujours le même, et je ne sais pas ce qui peut vous faire craindre que j’aie changé. Il est possible que ma dernière lettre se ressentît de l’état où j’étais en l’écrivant. Mon meilleur ami, le guide qui m’était le plus nécessaire, venait d’expirer pour ainsi dire entre mes bras[1]. Mon cœur était bien serré, il l’est encore ; cependant, après les premiers momens d’une douleur que le temps n’affaiblira jamais, mais que Dieu console, mes premières pensées et mes premiers soins ont été pour vous. Je n’entends pas m’en faire un mérite, mais vous prouver seulement que vous vous êtes méprise sur mes sentimens. Soyez en paix, madame ; quand les hommes vous manqueraient, Dieu ne vous manquerait pas. Je puis vous être enlevé demain ; que feriez-vous alors ? Il faut être préparé à tout par une parfaite résignation à la volonté divine. Adieu, madame, je suis tout à vous.

  1. Lamennais parle ici de l’abbé Teyssère qui demeurait avec lui aux Feuillantines.