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monnaie de singe. Déjà, la police avait enlevé un des chefs de la bande, le grand Marius Bernard, et ses copains du café Voltaire s’étaient aussitôt dispersés. Aurose, l’anarchiste, avait filé vers Lyon ; le jacobin Grégoire ne sortait plus de son atelier ; Coin-Clément et Anselme Truck, ayant perdu courage, dépensaient chez le traiteur les derniers fonds des conjurés ; le désarroi s’était mis dans la troupe : sous les quinconces du Luxembourg, les rafales à chapeau militaire s’exaspéraient, le ventre creux, la poche vide. D’ailleurs, plus de Brutus ! Argoud, le Romain répudié dans la Seine, avait déguerpi ; Donnadieu était sous les verrous : or, sans Brutus, comment frapper César ?… Mais soudain, ravivant les ardeurs de ces âmes attiédies, un nouvel émissaire était venu s’installer au quartier Latin.


C’était, celui-là encore, un bizarre personnage, le plus remuant des agités ; un homme aimant à pratiquer l’intrigue par plaisir maladif et fantasque passe-temps ; un maniaque du complot, Scapin expert en toutes les manigances et Mascarille narguant tous les bâtons ; une sorte de monomane qui recherchait avec délices la sensation d’être filé par le mouchard. Les gens de la police ne lui ménageaient pas l’émotion désirée. Observateurs, gendarmes, commissaires, magistrats de sûreté, tous les « curieux » de la République connaissaient bien cette face grassouillette qui s’enfonçait dans la mousseline d’une cravate empesée, ce menton de galoche, ce nez aquilin, cette bouche menue et pincée, ces yeux à fleur de tête sous leurs épais sourcils, ces favoris grisons, ces cheveux frisottans et coiffés à la « perroquet, » ces larges épaules, cette poitrine déjà bedonnante, bombant sous le jabot et l’habit à collet de velours. Mais la placide dégaine de ce bourgeois ventru ne donnait pas le change aux aigrefins qui lui faisaient la chasse. Ils le savaient futé, retors, hardi, prudent toutefois en ses audaces, et toujours revenus bredouilles, avouaient qu’un tel gibier était difficile à saisir…

Cet homme s’appelait Fauche-Borel, mais, courant l’aventure, vagabondait sous d’autres noms. Quand il partait pour ses expéditions, le malin compère s’affublait de pseudonymes variés : « M. Louis, » « le Bon Louis, » « l’Éveillé, » ou « Mlle Pauline : » — aimables sobriquets d’un trigaud tout aimable. Commis voyageur des Bourbons, courtier en fleur de lys, cet agent du