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à leurs côtés une sorte de reporter épique, capable d’improviser sur-le-champ un poème de deuil, ou de victoire, ce qui ne laissait pas d’être un peu extraordinaire[1] ; on avait admis que, après cette génération de poètes au-dessus du commun, leurs successeurs avaient été au contraire insignes par leur ignorance, leur faculté de confondre tous les héros, et de mêler toutes les chansons ; on avait admis que les vieux chroniqueurs, aussi insoucians que les maladroits remanieurs, avaient pu consacrer une seule ligne à Roland, cinq à Ogier, cinq à Raoul, oubliant ainsi des héros que l’on nous présentait comme ayant impressionné pour plusieurs siècles l’esprit du peuple. M. J. Bédier montre l’erreur de ces hypothèses. Il n’y a pas plus d’histoire dans les légendes épiques qu’il n’y en a dans les Trois Mousquetaires ; il y en a même beaucoup moins encore. Les chansons de geste, selon un mot de Ferdinand Brunetière qui avait été frappé de leur caractère imaginatif, sont de l’histoire fabuleuse, de l’histoire « héroïsée. » L’invention n’y est pas très riche ; elle ne se renouvelle guère d’une chanson à l’autre, et par-là elle porte bien la marque du temps. Il est rare que l’écrivain du moyen âge mette beaucoup de lui-même dans ses œuvres : malgré des beautés de détail, souvent très émouvantes, la littérature de cette époque a quelque chose d’uniforme ; l’homme semble n’y penser et n’y sentir qu’en groupe, et c’est ce caractère de généralité qui avait dû encourager les critiques à y voir l’œuvre collective d’une foule héroïque. Dans cette littérature cependant, si peu individuelle qu’elle soit encore, M. J. Bédier reconnaît non pas une transcription de la réalité contemporaine, mais le travail de l’esprit à propos d’événemens anciens, parés déjà du prestige du passé, la faculté de développer un thème, le don d’imaginer.

En même temps, il précise les circonstances où ce don a pu se manifester, il fait revivre les conditions où l’imagination a fleuri : après nous avoir rendu la poésie, il nous rend les

  1. M. J. Bédier cite à ce sujet un spirituel passage de M. le professeur Becker qui avait déjà noté cette invraisemblance : « Quatre comtes à la tête d’un détachement font-ils une incursion en pays ennemi ? Vite un chant qui les célèbre. En Corse, un autre comte tombe-t-il dans une bataille contre les Maures ? Vite un chant de deuil. Et ces chants se conservent, sont remaniés, s’amalgament entre eux ; ils ont une histoire longue et importante, et pourtant, de ces chants épiques, de leur remaniemens, rien n’a subsisté, rien jusqu’au XIIe siècle qui le premier eut l’heur d’en conserver les derniers renouvellemens. Le croie qui veut ! Le croie qui peut ! »