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révélée. Le fond de douleur angoissée que nous percevons sous la requête des musiciens d’Eisenstadt est bien toujours celui qui nous est apparu dans la sonate en ut mineur, dans la Symphonie Funèbre et dans la Passione. A une date plus ancienne ou plus récente, toutes les intentions dramatiques du monde n’auraient point suffi à nous valoir les accens désolés des deux allegro des Adieux. Et bien que les symphonies en si et en sol majeurs de 1772 ne portent plus au même degré l’expression d’une tristesse sans espoir, j’ai dit déjà qu’elles nous font voir une sorte d’exaltation mélancolique ou moqueuse, aussi une libre fantaisie dans leur coupe et leur style, par où elles s’apparentent de très près aux œuvres précédentes pour constituer avec elles, dans toute la série des productions instrumentales de Joseph Haydn, un petit groupe nettement distinct.

Évidemment, il y a eu aux environs de 1772, dans la carrière musicale du maître, une « crise » d’une acuité extrême, et d’ailleurs aussi passagère qu’imprévue et soudaine : car non seulement les œuvres de l’année 1773 ne conservent plus aucune trace de l’inspiration « romantique » de ces confidences passionnées de l’année d’avant, mais c’est depuis lors que Joseph Haydn nous apparaît employant son génie au service de ce style nouveau de musique « galante » qui fera vraiment de lui, pendant une longue période, le plus savant et le plus charmant de tous les « amuseurs. » Aussi aimerions-nous à savoir sous quelle influence a pu survenir en lui cette crise tragique, — et providentielle, — d’où sont sorties pour nous quelques-unes de ses compositions les plus originales : mais, hélas ! sa biographie est, jusqu’à présent, tout à fait hors d’état de nous renseigner. Elle ne nous parle, au contraire, pour toute l’année 1772, que de fêtes brillantes et joyeuses où le jeune Haydn et ses compagnons ont eu à prendre part : réception, à Eisenstadt, du prince de Rohan, représentations et concerts organisés à Presbourg en l’honneur de l’impératrice Marie-Thérèse. Aucun événement à signaler, non plus, dans l’existence privée du maître, qui continue à supporter patiemment la mauvaise humeur de sa femme, et pousse même la complaisance pour elle jusqu’à écrire de petits motets d’église, sachant combien elle a toujours à cœur son salut éternel, ainsi que la satisfaction de son confesseur. Quant à la cantatrice Luigia Polzelli, l’amie qui, plus tard, le consolera des ennuis de sa vie de ménage, c’est seulement sept ans plus tard, en 1779, qu’il aura l’occasion de la rencontrer.

Ainsi les documens sont muets sur les causes de cet « accès » romantique de l’auteur des Adieux et de la Passione. Ou plutôt ils n’ont