Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 52.djvu/316

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nombre de badauds. Votre ami Ahmed-Rizabey a dû fuir. Il est sauf, ainsi que sa famille, mais la Jeune-Turquie est bien malade…

— Monsieur, je meurs d’envie d’aller à Constantinople. S’il y a danger, je traverserai seulement la ville, et je m’en irai à Andrinople où j’ai des parens.

— Madame, vous serez peut-être fort empêchée d’aller à Andrinople… On annonce que les corps d’armée de Roumélie se mettent en marche pour délivrer la ville et défendre la Constitution… Les voies ferrées seront encombrées… Déjà les paquebots ramènent en Europe quantité de touristes qui ne débarquent même pas… Vous vous ennuierez, enfermée dans un hôtel.

— Monsieur, je vous prie de croire que je ne resterai pas enfermée dans un hôtel. Au pis aller, je regarderai par la fenêtre les gens qui passent, et je les écouterai parler. S’il y a du bruit, j’aurai peur — un peu, pas beaucoup, — et plus tard, je serai contente d’avoir respiré, une fois, l’air qui sent la poudre.

L’excellent consul s’est mis à rire.

— L’entêtement féminin est invincible. Partez donc, mais, auparavant télégraphiez à notre ambassade.

J’ai télégraphié et la réponse est venue, peu explicite, mais rassurante.

Quel voyage amusant ! Le hasard m’a mise dans une bande d’Anglais et d’Allemands qui toucheront barre à Constantinople et repartiront aussitôt pour Odessa. Il y a là deux petites misses, crânes et jolies, qui veulent absolument voir une révolution. Et il y a aussi un grand monsieur maigre qui est arrivé, le 13 avril, en bateau, jusque dans la Corne d’Or. Il a fui, le lendemain, vers des lieux plus tranquilles, et n’a rien vu que le quai de Galata.

Obligé de revenir, pour affaires, il n’est qu’à demi rassuré, et très fier pourtant. Il est Celui qui a vu la révolution ! Il est même descendu à terre, un moment, et il a ramassé des cartouches !

Ses récits jettent la consternation dans l’esprit des bonnes bourgeoises allemandes. Ce ne sont que fusillades, étranglemens, égorgemens. Ce ne sont que bateaux poursuivis, emportant des Jeunes-Turcs cachés dans la soute aux marchandises. Ce ne sont que trains arrêtés, maisons assiégées, hordes sauvages, Kurdes sinistres aiguisant leurs longs couteaux.

Massacre !… Massacre !… Ce mot circule dans les conversations