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19 avril.

L’exode des touristes continue. Elles sont parties, les petites Anglaises, parties les matrones allemandes, parti le monsieur qui ramassa des cartouches. Les douaniers ont repris leurs habitudes de l’ancien régime : ils exigent les passeports et acceptent les backchichs. Des mouchards rôdent autour des gens qui s’embarquent. L’un d’eux m’a suivie, hier, sur le quai, jusqu’à ma voiture. Et dans Galata, on rencontre des centaines de gaillards aux têtes de forbans, aux larges culottes trouées et rapiécées, aux bras nerveux, au chef qu’un tas de guenilles enturbanne… Harnais, débardeurs, portefaix ?… Peut-être… De très honnêtes gens, en ce costume, avec ces moustaches formidables, auraient aisément l’air de bandits… Sans rien préjuger, je ne tiens pas à me trouver toute seule en la compagnie de ces personnages pittoresques.

J’ai déjeuné ce matin dans une maison amie, avec un Turc fort spirituel, presque trop spirituel, qui a parlé de tout, sauf de politique. Pourtant à propos de Loti et des Désenchantées, il m’a raconté que les revendications des dames turques, — revendications parfois imprudentes, — avaient servi de prétexte aux ennemis du nouveau régime, pour soulever la colère des fanatiques et des ignorans.

On croit, en Europe, que la révolution de 1908, qui a donné la liberté aux Turcs, a donné aux femmes turques au moins une demi-liberté. On croit que les prisonnières ont presque brisé leurs grilles et leurs entraves ; que le voile n’est plus, pour elles, qu’une coquetterie, et que les eunuques appartiennent au passé, — à la Turquie des opérettes.

Il est vrai que les femmes intelligentes et cultivées, — et même celles qui sont peu cultivées, — ont accueilli la révolution avec un transport de joie et d’espérance. Beaucoup d’entre elles l’avaient servie, cette révolution pacifique, en devenant les messagères anonymes, invisibles et fidèles du Comité Union et Progrès. Quand la Constitution fut proclamée, elles respirèrent ; elles rejetèrent non pas le tcharchaf obligatoire, mais la voilette qui masque les frais visages entre les bords du capuchon.

D’ailleurs le tcharchaf, ce domino de soie ample et non sans grâce, n’en est pas à sa première évolution : depuis longtemps, il subit l’influence de la mode. Quand les robes Empire triomphèrent