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pas oublié[1], nous a raconté les souffrances de quelques-unes de ces créatures dont le regard dédaigneux semblait révéler une âme à jamais affranchie de tout excès de passion. Il nous a fait voir les deux filles de Gainsborough guettées par la folie ; il nous a dit quel torrent infini d’amertume a baigné, pendant un demi-siècle, le cœur de cette placide et somnolente reine Charlotte que l’on a eu l’idée singulière de vouloir comparer à la Monna Lisa. Et voici que la lecture de la biographie, nouvellement parue, d’une autre des héroïnes de cette salle anglaise est venue, à son tour, transformer pour moi en un fantôme tragique la création la plus charmante, peut-être, que nous ait laissée l’élégant et tranquille génie de Josué Reynolds !

Ce portrait de Reynolds, personne assurément ne peut manquer de l’avoir retenu, entre toutes les œuvres que les collectionneurs anglais ont bien voulu prêter à l’exposition. Une jeune femme était assise, indolemment, devant nous, semblant sourire à un rêve intérieur, tandis qu’à sa gauche une colombe se penchait vers elle, naïf emblème de la tendresse amoureuse dont faisait métier sa gentille maîtresse. Encore cette image, avec « l’harmonie grenade et vert-bouteille » très justement notée par M. de la Sizeranne, n’est-elle pas, à beaucoup près, la plus caractéristique de celles où le maître anglais, à six ou sept reprises, a reproduit les traits de Kitty Fisher. Un autre portrait, dans la galerie de lord Lansdowne, représente la jeune femme en profil, s’amusant des gambades craintives d’une perruche, perchée sur son bras. Ailleurs, nous voyons l’aimable modèle en Cléopâtre, les lourds cheveux châtain surmontés d’une couronne, et s’apprêtant à plonger une grosse perle dans un vase antique, qu’elle tient de l’autre main. Et toujours, sous la variété des poses comme des toilettes, toujours c’est le même délicat visage d’enfant innocente, avec une expression tout originale de malice à la fois piquante et pleine de bonté. L’ovale arrondi de la face, les rouges lèvres sensuelles gracieusement gonflées, le petit nez, tout juste assez relevé à sa pointe pour donner à l’ensemble une inoubliable apparence de vivacité spirituelle, le regard distrait et lointain de deux grands yeux bleus un peu voilés, mais d’une douceur sans pareille, tout cela se retrouve dans la nombreuse série de ces portraits, où nous sentons du reste que le vieux maître a mis son cœur tout entier, avec une exaltation poétique que, seule, une rivale moins illustre de Kitty Fisher, l’adorable Irlandaise Nelly O’Brien, a su provoquer chez lui à un égal degré. Et il y a,

  1. Dans la Revue du 1er juin 1909.