Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 52.djvu/618

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’enfourche pas quelque Pégase qui prend à sa manière le vertigo :

«… Je ne m’étais donc pas trompée, vous serez et vous êtes déjà un grand poète ! Bien des gens, malgré une approbation prononcée pour votre premier volume, me raillaient de mon engouement pour mon maçon. Eh bien ! mon maçon a très bien justifié mon engouement. Tous ceux à qui je lis vos nouveaux vers, Victor Laprade, François, Pernet[1]lui-même, l’intraitable et incontentable Pernet, Bocage et d’autres encore sont dans l’enthousiasme… C’est le peuple qui éclate par votre voix, vous êtes sa gloire. Oh ! représentez donc toujours son âme et son esprit, non tel qu’il est encore en grande partie, mais tel qu’il doit être, tel qu’il sera grâce à ses beaux types, à ses poètes, à ses révélateurs du feu sacré qui couve en lui depuis six mille ans, grâce à vous qui êtes le premier de ceux-là aujourd’hui… »

Elle le loue ensuite, et avec raison, d’avoir si bien accepté et suivi ses critiques, d’avoir « repris en sous-œuvre son intelligence et son cœur à la fois. » Il a compris qu’il y avait des poètes de forme et des poètes de fond, il a voulu avoir la forme et le fond à la fois. Et elle repart, avec une éloquence qui croît de page en page (la lettre en a douze) :

« Ce que vous avez composé depuis que la douleur — hélas ! triste maître, — est venue vous frapper au cœur, est de dix coudées plus grand que tout ce qui a précédé. Mon pauvre enfant, Dieu vous préserve de boire toujours à cette source amère ! Mais il est une religieuse tristesse, mêlée d’éclairs d’enthousiasme, d’espoir et de foi, que longtemps encore ni vous, ni moi, ni aucun de ceux qui ne sont pas d’infâmes égoïstes porteront pour conseil et pour stimulant au fond de leurs âmes navrées : c’est la tristesse de voir tant de malheurs dans le monde, tant de misères écraser, corrompre, avilir nos frères.

« Je dis mes frères, car moi qui suis née en apparence dans les rangs de l’aristocratie, je tiens au peuple par le sang autant que par le cœur. Ma mère était plus bas placée que la vôtre, dans cette société si bizarre et si heurtée. Elle n’appartenait pas à cette classa laborieuse et persévérante qui vous donne à vous un titre de noblesse dans le peuple. Elle était de la race vagabonde et avilie des Bohémiens de ce monde. Elle était danseuse ; moins que danseuse, comparse sur le dernier des théâtres du

  1. Directeurs-propriétaires de la Revue Indépendante.