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que cette chance inespérée avait réveillés sur la famille Ducrest, en particulier sur la mère et la fille. Les qualificatifs de coquettes, de rouées, d’intrigantes ne leur furent point épargnés. Les inconséquences financières de César Ducrest étaient oubliées. Alors comme aujourd’hui, qui se fût souvenu à Paris d’histoires vieilles de deux ans ? Mais les légèretés de Mme Ducrest, toutes ses imprudences maternelles étaient savamment retournées contre la jeune femme, à qui on imputait à mal même ses succès si durement achetés. Tout ce qu’il y avait de trouble, d’équivoque dans leur existence fut remué, mis au jour, et il en sortit un mélange compact de médisances et de calomnies, auxquelles, il faut bien le dire, l’existence de Mme de Genlis ne devait point donner un démenti. Jugée durement dès lors, sa jeunesse aventureuse dont, nous l’avons vu, elle n’est certes pas responsable, nuit dans l’opinion de quelques-uns à sa réputation à venir. Pour beaucoup d’autres, comme Talleyrand, ses jeunes années même sont ternies par les intrigues bruyantes de toute sa vie. Et ces jugemens fâcheux se rejoignent si bien qu’ils ne laissent guère de place pour une appréciation plus bienveillante. Souvenons-nous toutefois qu’on ne lui avait enseigné pour réussir que l’art de plaire et l’intrigue. Félicité Ducrest n’était qu’une petite fille pauvre vivant parmi les riches, avide de joies, de plaisirs et de succès. Elle ne se détourna pas de l’occasion qui la pouvait faire riche à son tour. Qui l’en pourrait blâmer trop sévèrement ? Elle fut, aux mains de sa mûre et de ses tantes, un instrument merveilleusement intelligent et souple. Ce qui lui pouvait rester de naïveté même était une grâce et une habileté de plus. Mais sachant ce que nous savons de sa vie d’enfant, pourrons-nous avoir sur ses années de jeunesse les mots durs et méprisans de Talleyrand ? Et pourquoi ne pas supposer qu’au moins à seize ans, elle eut, à défaut d’amour, quelque amitié reconnaissante pour l’homme qui lui apportait, avec un aimable extérieur, un nom honorable, une belle fortune avenir, et surtout la considération et l’assise sociales qu’elle devait souhaiter par-dessus tout ? Qui sait même si, en épousant le comte de Genlis, elle ne se promettait pas de lui rester fidèle ?


M.-P. BOURGAIN.