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« 24 mai 48. Nohant. — Je sais vaguement, par les cinq ou six lignes de votre lettre du 14, que vous avez subi la persécution générale contre le communisme. Nous sommes dans un triste moment, et la bourgeoisie triomphe. Elle n’est pas encore au pouvoir, mais elle y prépare son ascension en égarant le cœur et l’esprit du prolétaire, et en lui faisant croire qu’il ne peut se passer d’elle. Après l’avoir tant méprisé et refoulé, elle change de tactique, elle lui fait la cour et le corrompt. Voilà jusqu’ici tout ce que nous avons gagné au suffrage universel ; c’est triste. Reste à savoir si ce sera long. Ma foi n’est pas ébranlée, mais mon cœur est bien triste. La folle affaire du 15 mai remet le progrès des idées aux calendes grecques. J’étais si peu du prétendu complot[1], que je jurerais presque qu’il n’y a pas eu complot, mais coup de tête, et enivrement imprévu. De la part de Barbès et de Louis Blanc, j’ai la plus complète certitude de l’absence de connivence ; et je crois que le Moniteur, qui n’est pas un Évangile, n’a pas rendu un compte fidèle des paroles qu’ils ont prononcées dans le tumulte. En attendant, ils sont insultés et menacés comme des bêtes féroces. Barbès, ce héros, ce martyr, est en prison. Pierre Leroux aussi. J’ai été menacée ; mais on s’est arrêté, je pense, devant l’absurdité d’un pareil soupçon. Pourtant, comme je craignais une visite domiciliaire, — qui n’eût en rien compromis mes amis, ni moi, mais qui eût mis du désordre et le coup d’œil du premier venu dans mes papiers de famille, — après deux jours passés sans encombre à Paris, j’ai quitté ma mansarde le 17, et je suis venue ici me mettre en mesure d’attendre sans inquiétude cette vexation, qui n’a point eu lieu, et qui n’aura point lieu probablement.

« Ne vous inquiétez point de moi. Au milieu de tout cela je ne suis pas malade, et les rudes fatigues que j’ai éprouvées sont dissipées depuis que j’ai revu mon cher Nohant. Si on ne m’y tourmente pas trop, j’y resterai le plus possible, car les faits n’ont rien d’attachant pour le moment, et je ne sens plus que le devoir me retienne à Paris. J’ai fait ce que j’ai pu dans ma petite sphère. Mais il est venu des tempêtes où la raison et le cœur ne pouvaient rien contre les passions. Or ce qu’on appelle la passion politique, je ne l’aurai jamais. Je n’ai que la passion de l’idée.

  1. Voyez, sur le complot ou la série des complots de cette journée, la lettre très documentaire du 17 avril adressée à Maurice (Corr., t. III, p. 30-41).