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quand le père et sa femme, quand la mère et ses filles n’ont point de condescendance, n’ont point d’union, qu’ils ne veulent pas aimer les mêmes choses, qu’ils ne savent pas se soumettre aux mêmes misères et soutenir ensemble, à distances égales, la chaîne des douleurs... ; quand une attention, une parole de paix, de bienveillance, de pardon généreux, sont reçues avec dédain, avec humeur, avec une indifférence qui glace, — nature universelle ! tu l’as fait ainsi pour que la vertu fût grande et que le cœur de l’homme devînt meilleur encore et plus résigné sous le poids qui l’écrase ! « Certes, il souffrit de ce désaccord irrémédiable des caractères ; mais sa pire souffrance assurément lui vint de ce qu’en ces querelles le calme nécessaire à sa méditation lui faisait défaut, qu’il n’était ni compris ni encouragé dans un travail auquel il attachait tant d’importance et pour lui-même et pour le bonheur de tous les humains.

L’œuvre à laquelle Senancour avait voué son existence lui paraissait d’un trop grand prix pour qu’il n’y persistât point, malgré tous les obstacles. Il écrivit. Et ce devint pour lui l’occasion de nouveaux déboires. D’abord il renonçait, au moins provisoirement, à son grand ouvrage. Au lieu d’un écrit d’ensemble, complet, définitif, qui par là même eût été adressé à tous les hommes, compris de tous, convaincant pour tous, mais qui eût exigé l’application de toute une vie paisible et sûre, il se résignait à ne publier que des livres fragmentaires, hâtifs, dont une élite de penseurs pourrait seule saisir le sens un peu obscur, et qui feraient entrevoir à une trop faible minorité les grands principes découverts et leurs conséquences bienfaisantes. Et puis cette élite même à laquelle il s’adressait ne parut pas le comprendre. Il eut bien au début quelques faveurs inespérées du sort ; mais il semble que c’était seulement pour lui rendre la désillusion plus dure. Si un ami s’enthousiasma pour les Rêveries et commença à le publier par cahiers successifs, la première livraison n’eut aucun succès et resta unique ; si, plus tard, en pleine Terreur, retenu de force à Paris, menacé de la prison comme ayant tenté d’émigrer, isolé, sans ressources, il fut subitement introduit dans la maison d’un riche protecteur qui lui imprima en entier son volume des Rêveries, un nouveau contre-temps lui survint : tout son ouvrage, vendu avec l’imprimerie, resta enfoui dans les magasins, n’en put sortir que quelques années plus tard... et passa totalement inaperçu. Senancour,