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y eut une lutte intime qu’il n’a point su terminer, une lutte dont les alternatives sans conclusion se sont traduites, tour à tour ou même à la fois, dans son œuvre ?

Si, tout enfant, Senancour édifia les témoins par la pieuse contenance qu’il conservait à l’église ; si, dans ses jeux, il prenait plaisir à construire de petites chapelles et à dresser des reposoirs, c’était imitation irréfléchie de la dévotion maternelle et soumission puérile. Il n’en est pas moins établi qu’il a véritablement débuté par l’incrédulité absolue, dès qu’il a pensé par lui-même. Au collège déjà, ses lectures avaient ébranlé pour toujours la foi de ses premiers ans. Tout d’abord, il fut séduit par le stoïcisme et il « connut l’enthousiasme des vertus difficiles : » « il se tint assuré d’être le plus heureux des hommes, s’il en était le plus vertueux. » Mais « l’illusion » ne « dura dans toute sa force » qu’un mois ou moins d’un mois, et il « se dit avec découragement : La sagesse elle-même est vanité. » Alors, avec une sombre obstination, il s’attacha aux négations les plus désolées des « philosophes. » Un Dieu personnel, une âme immortelle et libre, une morale du devoir : chimères imaginées à plaisir par l’ignorance des hommes, la ruse des gouvernemens ou la fourberie des prêtres. Il n’y a que matière à différens états de subtilité, tantôt passive, tantôt active, et toujours soumise à un déterminisme aveugle. Une nécessité toute mécanique enfante, développe et détruit toutes choses. Comme tous les autres êtres, l’homme n’est qu’un agrégat de molécules destinées à se séparer un jour ; quand il se flatte d’être immortel, il méconnaît à la fois et sa nature et la Nature même. Sa seule fin normale est le plaisir : le principe de tous ses désirs, le but de toutes ses actions, l’unique règle de sa conduite, c’est la recherche du bonheur. A tant de siècles de distance, par delà la tradition chrétienne, c’est un écho de la philosophie d’Épicure et de Lucrèce. « Athéisme, » a dit Sainte-Beuve, et là contre Senancour protesta plus tard avec force, presque avec colère. En effet, c’est bien plutôt un panthéisme, mais un panthéisme tout matérialiste. Dans un tel système il n’y a, — naturellement, — aucune place pour le christianisme ; mais Senancour ne se contente point de le nier : il le méprise et il le hait. Il le méprise ; car c’est une religion « populacière, » qui attire à soi les âmes les plus vulgaires et les plus basses, qui confie ses mystères et les cérémonies de son culte « aux premiers venus, » au lieu de