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la doctrine que lui a transmise et comme imposée le XVIIIe siècle : les besoins de son imagination et de son cœur l’entraînent insensiblement loin de la philosophie pure et de la négation méprisante.

On a remarqué sans doute quelques mots curieux : « la religion bien entendue (c’est Senancour qui souligne) ferait les hommes parfaitement purs » et « je n’aime point qu’on méconnaisse le bien que les religions étaient destinées à faire. » Il y a donc une façon de « bien entendre » la religion ? Les religions, dans leur « destination » première, étaient donc capables de faire du bien aux hommes ? Dans Obermann se révèle ainsi pour la première fois un grand projet qui, de plus en plus, séduira l’esprit de Senancour. Il s’agit d’instituer une religion nouvelle, épurée, qui, attirant à elle le catholicisme, ou bien se l’associera, ou bien, en l’absorbant, le supplantera, pour le bonheur des hommes.

On peut assez facilement retrouver la suite logique des idées qui l’ont amené à concevoir un pareil dessein. L’homme est né pour le plaisir : voilà le principe fondamental qui, à ses yeux, est irréfutablement établi, ou, pour mieux dire, évident. Mais il y a un « art de jouir ; » c’est ce qu’on appelle la morale : elle nous apprend quelles sortes de plaisirs sont à désirer pour nous comme pour les autres, quels sont les moyens les plus sûrs d’y atteindre sans que les plaisirs de chacun nuisent aux plaisirs d’autrui, « La morale, bien conçue par tous, ferait les hommes très justes, et dès lors très bons et très heureux. » Tous les esprits ne sont pas également capables de s’élever par la raison seule à l’intelligence de cette morale et par la raison seule de se soumettre à son empire. Il est donc bon que, pour ceux-là, il y ait une religion, c’est-à-dire « une morale moins raisonnée, moins prouvée, moins persuadée par les raisons directes des choses, mais soutenue par ce qui étonne, mais affermie, mais nécessitée par une sanction divine. » >

Le danger, c’est que les grandes vérités, les principes primordiaux entrevus par les religions ne se corrompent avec le temps, qu’il ne s’y mêle des erreurs et des fables et que, par les progrès de la superstition, des opinions dont « l’origine est très sage » ne deviennent insensées ; alors tout est perdu : le vulgaire s’aperçoit tôt ou tard de l’absurdité des croyances qu’on lui impose, et comme ces croyances appuient sa morale, cette morale s’anéantit tout entière, lorsque s’écroule l’‘« échafaudage ruineux »