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les mémoires pleins d’intérêt dont on nous a fait lecture... Il règne dans ces mémoires un intérêt majeur que son génie seul pouvait imprimer à tout ce qui est sorti de sa plume. »

Sans grands titres littéraires et scientifiques, Claude Izouard, protecteur de Badia, avait été appelé à faire partie de l’Institut lors de sa fondation. Type achevé de ce que Pasquier appelait « un rabobelineur de livres, » surnommé par ses contemporains « le singe de Diderot, » il avait publié en 1769 un ouvrage rempli de réminiscences et d’idées délayées, écrit dans un style insupportable d’emphase, et qu’il avait intitulé : La Philosophie de la Nature. Ce livre circulait obscurément, quand il fut dénoncé au Parlement qui, avec une rigueur inexplicable, condamna son auteur au bannissement perpétuel, sentence dont celui-ci appela et qui ne fut pas exécutée. Ce fut au retentissement immense qu’eut ce commencement de persécution, et nullement à son mérite, que Claude Izouard dut sa célébrité momentanée. Pour justifier et entretenir sa renommée, il crut nécessaire de surcharger d’une centaine de volumes la littérature de son siècle et d’infliger à ses confrères du « corps académique » le supplice d’innombrables et insipides mémoires, dont un « en faveur de Dieu. » On l’écoutait avec indulgence à l’Institut, à cause de son grand âge et de son extrême susceptibilité, et, comme il s’était plaint des coupures faites à ses communications dans les comptes rendus, il avait été invité à rédiger lui-même les extraits qui devaient en être publiés. De manières brusques et sauvages, affectant une grande négligence dans sa toilette, singeant Diogène après avoir singé Diderot, il vivait retiré à l’hôtel de Lorges, 95 rue de Sèvres, au milieu d’une bibliothèque de 36 000 volumes qu’il avait formée avec plus de persévérance que de discernement et sur la valeur de laquelle il se faisait les plus grandes illusions.

Quelles qu’aient été les pauses de l’amitié que le vieux et rébarbatif Claude Izouard témoignait à Badia, cette intimité tutélaire eut la conséquence la plus inattendue. Le « singe de Diderot, » âgé de soixante-douze ans, veuf depuis 1812, s’éprit d’une passion sénile pour la fille de Badia âgée de dix-huit ans et dans tout l’éclat de sa beauté andalouse[1] et catalane ; il l’épousa le 26 novembre 1814.

  1. La femme de Badia, Maria Lucia Burruero, était de Séville.