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avait laissé au Maroc un fils nommé Othman Bey dont la mère était la propre sœur du sultan Moulay Sliman. Que cette confidence ait été faite ou non, les affirmations d’Ali Bey n’en resteraient pas moins très suspectes. Badia, imposteur par la nécessité de son rôle et par une seconde nature, se plaisait dans les fictions, et c’est ainsi qu’il aura pastiché inconsciemment le conte des Mille et une Nuits où sont racontées les amours de Giafar avec la sœur de Haroun er-Rechid. Une telle intrigue est en contradiction avec plusieurs passages des Voyages d’Ali Bey, et d’ailleurs contraire à toute vraisemblance. Badia n’eut pas au Maroc d’épouse légitime ; il dut, pour se conformer à l’usage musulman, accepter à Fez une jeune négresse comme concubine, mais « la pauvre femme, raconte-t-il, a été sans doute bien trompée dans son attente, car je ne sais pour quel motif je n’ai pu parvenir à vaincre ma répugnance. » On sait également qu’il avait respecté les deux femmes du sérail chérifien que Moulay Sliman lui avait envoyées en présent.

Le 21 juin 1818, trois lettres de Badia à sa famille nous représentent le voyageur en parfaite santé, rajeuni par la chaleur du climat : los climas calientes me rejwvenezen, écrivait-il. Il se préoccupait de la situation des siens : quelle solde touche « l’artilleur[1] ? » La petite veuve » a-t-elle vendu la bibliothèque d’Izouard et réalisé quelques ressources ? Comment va « l’invalide[2] ? » Quinze jours après, Badia était pris d’une violente dysenterie ; il peut écrire encore à sa famille le 16 août et annonce que, malgré son état, il va se mettre en route pour La Mecque ; il espère que l’air du désert lui fera du bien. Porté dans une litière, il fit, au prix de cruelles souffrances, les premières étapes du pèlerinage, puis, le mal empirant, il dut s’arrêter à Kalaat el-Belka[3] où il mourut le 30 août 1818. Soutenant son rôle de pieux musulman jusqu’à sa dernière heure, il légua une somme de 13 000 piastres aux pauvres des villes saintes, La Mecque et Médine. Peu de temps avant sa mort il avait déclaré devant témoins qu’il était habitant de Tétouan et qu’il avait laissé dans cette ville deux garçons et une fille. Ses serviteurs, assistés des pèlerins du Maghreb en compagnie desquels il avait voulu voyager, lui rendirent les derniers devoirs ; ils confièrent à l’amin des Maghrebins

  1. Son fils aîné, officier au corps royal d’artillerie.
  2. Son second fils, qui, comme on l’a dit, était né estropié.
  3. Point situé sur la route de Damas à La Mecque, au sud de El-Mezeirib.