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baptisée dans son sang. Dans la Bible, Caïn, le premier fratricide, est aussi le premier bâtisseur de murs ; Agamède, à Delphes, tue Trophonios, comme Romulus tue Rémus ; les mythes des Corybantes et des Cabires sont pleins de récits du même genre[1]. — Pourquoi toutes ces traditions locales étaient-elles coulées dans un moule identique ? que signifiait cette dualité, tantôt amicale et tantôt ensanglantée ? quel lien étrange rattachait, pour ces peuples de jadis, la construction des premiers remparts à un meurtre fraternel ? à quelles obscures et profondes croyances correspondait cette idée ? on ne saurait le dire. Tout ce que l’analyse nous permet d’entrevoir, c’est que nous sommes ici en présence d’une opinion très puissante et très générale, qui se retrouve, en des temps fort divers et en des pays fort éloignés, qui a par conséquent ses racines dans les couches les plus reculées de l’imagination primitive. A Rome, cette tradition énigmatique a pris une forme particulièrement nette ; elle s’est concrétisée en détails précis ; elle s’est localisée sur l’Aventin et le Palatin, dont elle a sanctionné l’opposition essentielle. Plus tard, elle a pu être interprétée en un sens un peu différent, au gré des agitations politiques ; mais elle remonte très haut, et c’est là, c’est dans ces croyances confuses et bizarres, beaucoup plutôt que dans le travail réfléchi d’historiens ou de poètes savans, qu’il faut chercher la source lointaine des légendes Aventines.

Quoi qu’il en soit, ce que les mythes nous font indirectement deviner, des faits bien établis nous l’affirment : il y a eu, réelle, fondamentale, une distinction marquée entre l’Aventin et le reste de la ville. Il faut, pour s’en rendre compte, se placer au point de vue même des anciens.

La ville, telle qu’ils la conçoivent, n’est pas seulement une certaine étendue de sol, ni une juxtaposition d’édifices, pas même une agglomération d’hommes soumis à des lois identiques : c’est, avant tout, un territoire sacré. Sur l’emplacement que les dieux lui ont indiqué, après avoir sollicité leur consentement, et en invoquant leur protection par un chant liturgique, le fondateur, en costume de prêtre, la tête voilée, conduit la charrue attelée d’un bœuf blanc et d’une vache blanche, et creuse le sillon qui déterminera l’enceinte, infranchissable à tous ceux qui

  1. On trouvera là-dessus d’intéressantes réflexions, avec des rapprochemens fort typiques, dans le livre de François Lenormant, les Origines de l’Histoire, t. Ier, ch. IV.