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Heureusement, les marchands avaient tout ce qui manquait à la plèbe. Ils possédaient, en vertu de leur métier, les qualités nécessaires d’adresse souple et d’initiative hardie, et, en vertu de leur argent, une certaine fierté, qui les empêchait de courber la tête devant l’aristocratie. Ils savaient ce qu’ils voulaient, et ils le firent savoir et vouloir aux plébéiens. De ces isolés, de ces apeurés, ils tirent des combattans parce qu’ils leur donnèrent l’élan, l’unité, la tactique, parce qu’ils leur fournirent un bon et solide cadre d’officiers. Ils purent dès lors les mener à l’assaut de la citadelle patricienne : de cette cohue, ils avaient su tirer une armée.

Avoir des chefs, c’était beaucoup pour la plèbe, ce n’était pourtant pas la seule condition de la victoire. Parmi les supériorités dont les nobles se targuaient, une de celles qu’ils faisaient sonner le plus outrageusement était leur privilège de posséder seuls un culte régulier. Ils avaient là, selon les idées du temps, un immense avantage. Cette opinion était si puissamment enracinée qu’elle s’imposait même à ceux qui auraient dû la rejeter avec colère, puisqu’elle les reléguait très bas, dans une caste de parias. Les plébéiens, n’ayant pas de « dieux paternels, » pas de rites familiaux, n’étaient pas seulement méprisés des patriciens, ils se méprisaient eux-mêmes. Voilà justement pourquoi ils résistaient si mal aux exigences de leurs adversaires : ils auraient cru faire un sacrilège en n’obéissant pas à ces êtres supérieurs, transfigurés à leurs yeux par le prestige de la religion. Ici encore, la lacune dont souffrait la plèbe fut comblée grâce à l’Aventin. Le quartier des marchands était aussi, comme on l’a vu, celui des dieux étrangers. Or ces dieux étaient bien plus accueillans que ceux du Capitole. Les plus humbles des hommes pouvaient venir les adorer. Et de fait, ils ne s’en firent pas faute. Cérès était une des divinités les plus aimées de la foule ; Flore, comme dit Ovide, ouvrait largement son culte aux danses populaires ; l’anniversaire de la dédicace du temple de Minerve était le jour de fête des ouvriers ; celui, de la consécration du sanctuaire de Diane Aventine était le « jour des esclaves. » Cette participation à des cérémonies sacrées rendit aux plébéiens un précieux service : elle les releva à leurs propres yeux. Désormais ils sentirent qu’ils étaient des hommes tout comme les nobles, aussi capables de prier et de sacrifier, aussi dignes d’une protection divine. Fustel de Coulanges cite, parmi les circonstances