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sommes. Les descriptions qui en ont été données dans les journaux font frémir. Si elles sont exactes ce qui est à croire, puisqu’elles ont été officiellement confirmées par nos agens diplomatiques, il est incompréhensible que le rogui ne soit pas mort les armes à la main : tout valait mieux pour lui que de tomber vivant entre les mains de son ennemi.

Nous avons eu souvent à parler de Bou-Hamara, de ses entreprises, de ses exploits. A diverses reprises, il s’est rapproché de Fez, jusqu’à le menacer très sérieusement : hier encore, il était sous les murs de la ville, et on annonçait que la mehalla du Sultan avait été battue. Il est vrai que les nouvelles du Maroc ne doivent jamais être acceptées que sous bénéfice d’inventaire ; la roue de la fortune tourne dans ce pays plus rapidement que partout ailleurs ; celui qui est un jour au pinacle tombe le lendemain dans la boue, et réciproquement ; il semble que les événemens n’y aient jamais rien de définitif. Mais il faut continuer de vivre pour profiter des retours de la fortune, et il est à croire que, dans peu de jours, le rogui sera mort. Battu à son tour par une autre mehalla chérifienne, il a pris la fuite à travers des tribus dont il semble bien que la dernière l’a trahi. Abandonné de tous, il s’est jeté dans un lieu de refuge d’où il a dû sortir parce qu’il était menacé d’y être brûlé. Aussitôt pris et ligotté, il a été dirigé sur Fez où l’attendait le courroux du Sultan dont il avait ou l’audace de se dire le frère. Pendant sept ou huit ans il a été le maître du nord-est du Maroc ; il s’y était fait un royaume entre notre frontière algérienne et les présides espagnols, ménageant ses voisins, ménageant peut-être le Sultan lui-même, car il savait bien que, s’il le renversait et le remplaçait, ce ne serait pas pour longtemps : son intérêt était de vivre dans le domaine indépendant qu’il s’était créé. Des situations analogues ne sont pas rares dans l’histoire du Maroc ; l’anarchie habituelle à ce pays leur a permis de se multiplier souvent et de se prolonger longtemps. Là même est le danger de l’avenir pour Moulaï-Hafid. Évidemment une grosse difficulté est supprimée pour lui et, pendant une durée plus ou moins longue, il aura ses coudées beaucoup plus franches et plus libres : mais le rogui était la manifestation d’un mal qui persiste, et qu’il faudrait saper dans sa racine pour l’empêcher de projeter des rejetons nouveaux. La question est de savoir si, au lendemain de sa victoire, le Sultan aura la main assez habile et assez vigoureuse pour remettre un peu d’ordre et d’autorité dans son Empire. S’il y réussit, tout sera pour le mieux ; s’il y échoue, il aura bientôt affaire à un nouveau rogui, peut-être même à plusieurs.