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année. Son aspect répondait à l’idée qu’on avait de lui. De haute taille, d’allure vigoureuse, le front élevé, les yeux sourians, le visage « noble et bienveillant, » encadré par une chevelure brune dont les boucles épaisses flottaient sur ses épaules, il forçait le respect, commandait la confiance et inspirait la sympathie. Une retenue un peu timide, et un air de « candeur » assez inattendu chez un homme de son âge, donnaient à ses manières un charme singulier. « Sa modestie et sa réserve eussent fait honneur à une jeune fille, dit un de ses contemporains avec une pointe d’ironie[1]. Il était impossible de hasarder la plus légère équivoque sur certains sujets sans le faire rougir jusqu’aux yeux. Cette réserve ne l’empêchait pas d’avoir la gaîté franche et naïve d’un enfant et de rire aux éclats d’une plaisanterie, d’une folie. » Cette ingénuité naturelle, la sévérité de ses mœurs, son ardeur pour le bien, jointes à l’instinct du dévouement, au désintéressement, à l’oubli de soi-même, tant de vertus eussent sans doute fait de lui, s’il était né quelques siècles plus tôt, un ascète, un fondateur d’ordre, l’un de ces grands moines actifs et mystiques à la fois, dont s’illumine la nuit du Moyen Age. Contemporain de Voltaire, de d’Alembert et de Diderot, il n’abdiqua pas sa nature, mais il eut, avec l’âme d’un saint, la tête d’un philosophe. Ce que, dans d’autres temps, il eût accompli par piété et pour l’amour de Dieu, il le fit par philanthropie, pour l’amour de l’humanité. Il apparaît ainsi, non comme le plus brillant, mais comme le plus vertueux, le plus pur produit de son siècle.

Faut-il admirer son esprit à l’égal de son cœur ? Il convient, semble-t-il, de faire ici quelques réserves. On doit reconnaître à Turgot une érudition étendue, de vastes conceptions, un cerveau généralisateur, une logique rigoureuse et de l’ordre dans les idées. Ces qualités étaient un peu gâtées par une élocution pénible, par une pesanteur de langage qui faisait tourner la causerie en dissertation longue et quelquefois obscure. Il lui manquait également, chose plus grave, la souplesse et le savoir-faire, l’art des accommodemens, si nécessaire en politique. Les systèmes qu’il élaborait, bien conçus, solidement construits, étaient ajustés tout d’une pièce, avec une précision, pour ainsi dire, géométrique, qui ne tenait pas assez compte des frottemens et

  1. Mémoires de l’abbé Morellet,