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guérison de la France, mais je crains qu’on ne lui ait montré la lésine et laissé ignorer l’économie[1], »

C’est à ces fâcheuses complaisances que se rapporte le dialogue suivant, que le journal de l’abbé de Véri place à la date du 17 mars 1775, six mois après la nomination de Turgot : « Avez-vous été content de Paris lors de votre voyagé ? a dit ce matin le Roi à M. de Maurepas. — Oui, Sire, je m’y suis bien trouvé. — Eh bien ! moi, fort mal. On y est mécontent de moi, et je le sais bien. — Je ne vous dirai pas le contraire, a répondu le ministre, et c’est un peu de votre faute. Vous avez un degré de bonté pour ceux qui s’adressent à vous, que l’on peut appeler faiblesse. Vous ne savez pas dire non quand on vous parle. Le public n’entre pas dans des raisons de parole donnée, qu’il ignore ; il voit une dépense, une pension, un arrangement, qui ne devraient pas être. Il critique et il règle son estime sur les résultats. — Vous avez raison, soupira le Roi, je me suis déjà corrigé au sujet de mes promesses, et j’y prendrai plus garde encore[2]. » Contrition et ferme propos sincères, mais qui croulent au premier assaut. Ainsi, comme l’avait redouté Turgot, les belles résolutions faiblissent devant les affections ou les exigences familiales, et la bonté détruit l’œuvre de la raison.


La lettre de Turgot dont je viens de faire l’analyse abordait en passant l’une des plus difficiles questions qui, dans ces derniers temps, eussent ému l’opinion publique, la liberté du commerce des grains, question étroitement liée à celle de l’alimentation du peuple. « J’entre en place, écrivait Turgot, dans une conjoncture fâcheuse, par les inquiétudes répandues sur les subsistances, inquiétudes fortifiées par la fermentation des esprits depuis quelques années, et surtout par une récolte qui paraît avoir été médiocre. » Aussi, en laissant entrevoir les mesures qu’il aurait à prendre pour prévenir la disette, faisait-il appel, par avance, à la fermeté du souverain, « sans se laisser effrayer par des clameurs qu’il est absolument impossible d’éviter en cette matière, quoique système qu’on suive, quelque conduite qu’on tienne. » Sur les « clameurs, » il voyait juste ; mais ce qu’il n’imaginait pas, c’était les dangers que l’on court à résoudre trop brusquement,

  1. Lettre du 16 juillet 1774.
  2. Journal de l’abbé de Véri, passim.