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rans. Je t’ai, de tout temps, infiniment aimée, et je t’aime toujours : mais mon cœur se brise à la pensée que tu m’aies si longtemps trompé au sujet de tes relations avec Kipp. Cela, ma chère Sophie, je ne l’ai point mérité de toi : cela a été, de ta part, un trait effrayant de mauvaise foi, de fausseté, un acte capable de ruiner à jamais toute confiance, tout honneur, et tout bonheur, — ce silence mensonger en présence de toutes les questions et supplications de ma jeunesse pleine d’amour ! De cela tu ne parviendras jamais à t’excuser devant ta propre conscience ! Sophie, Sophie, ce silence m’a appris à douter, à désespérer de ma femme aimée ! Mais sois tranquille et ne souffre point, pauvre cœur meurtri ! Ma Sophie, ma femme, qui s’est donnée à moi tout entière, qui me donne des enfans (puisse le ciel nous les conserver !) du moins elle vit : et cela est déjà assez précieux, cela représente un bonheur infini pour celui qui l’aime ! Et ainsi je suis, tout de même, heureux au fond du cœur ; et je veux que tout soit oublié de ce qui nous peine, et qu’une belle floraison de vérité et d’amour continue, jusqu’au bout, à s’épanouir en nous !


Encore l’agrément et la valeur poétique des lettres de Brentano ne sont-ils point l’unique source d’intérêt que nous offre la publication de M. Amelung. Les volumes nouveaux nous permettent aussi de connaître enfin, pour ainsi dire, le « dedans, » la signification intime, d’une aventure romanesque dont on ne nous avait exposé, jusqu’ici, que les faits « extérieurs. » Nous savions que Brentano et Sophie Méreau s’étaient mariés, en novembre 1803, et que pendant les trois années suivantes, jusqu’à la mort de la jeune femme, ils avaient vécu une existence relativement assez calme, malgré de fréquens orages passagers : mais quels sentimens éprouvaient-ils l’un pour l’autre ? À cette question leurs lettres, pour la première fois, viennent nous répondre avec certitude ; et la réponse qu’elles nous apportent est, en vérité, si étrange que je regrette de ne pouvoir que l’indiquer très rapidement. Car la situation « sentimentale » que nous révèlent ces lettres est, à peu près, celle-ci : nous y voyons une femme qui, tout en adorant son mari, se trouve, de par la sécheresse native de sa pensée, empêchée d’exprimer cet amour profond et fidèle qu’elle ressent pour lui, tandis que le mari, au contraire, ne cesse point de témoigner à sa femme la tendresse amoureuse la plus passionnée, mais sans réussir à l’aimer, vraiment, au fond de son cœur !

Des lettres de Sophie, avant comme après son mariage, j’ai dit déjà qu’une sorte de platitude prosaïque nous y apparaît, qui s’oppose à l’expression de toute nuance intellectuelle ou morale un peu exaltée. Si bien que la pauvre femme, du jour où son cœur s’est livré tout entier à son conquérant, n’a pas même essayé d’épancher au dehors