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soir, entre les façades grises, le pavé gris, le ciel pur et décoloré, il n’y a que deux notes de couleur éclatantes : la fustanelle du cavass, plissée et ballonnée, d’un blanc de lessive, et la robe verte d’une servante qui s’arrête, qui ramène, par pudeur, son voile de mousseline sur sa bouche, et coule un noir regard hypocrite vers l’Albanais…

Et nous voilà enfin dans un grand espace libre. C’est une colline où des tombes bien vieilles, bien usées, s’effritent dans l’herbe rase. Derrière nous, la masse de Sultan-Sélim monte sur le ciel ; à gauche, il y a des casernes très laides, et devant nous, au bas de la pente, une sorte de prairie molle et marécageuse, où se traîne la Toundja, parmi les saules et les peupliers ; un petit pont enjambe la rivière, unit la prairie à la petite île fraîche et verte qui contient les restes d’un palais ruiné par les Russes.

C’est le Vieux-Sérail, la promenade favorite des gens d’Andrinople, très fréquentée le vendredi et le dimanche par les dames turques.

Les dames turques… Il y en a beaucoup, ce me semble, autour de nous… une quantité de formes noires accroupies, assises, debout, sur la colline du cimetière, comme une bande d’oiseaux lugubres… Non, ce ne sont pas des « dames ; » ce sont des femmes, de pauvres femmes du peuple. De loin, toutes ont le même aspect, sous le tcharchaf obligatoire, véritable uniforme démocratique.

Des soldats se tiennent à l’écart, et, par respect, évitent de regarder ces femmes, et le cavass, qui nous précède, baisse les yeux, en honnête musulman. Mais les femmes nous considèrent sans surprise, avec amitié, avec, peut-être, un peu d’ironie. De jolis enfans parés de colliers en perles bleues, — ce sont des porte-bonheur et l’on en met jusque sur le frontail des buffles, jusqu’au collier des chevaux, — de jolis enfans aux pieds nus, aux faces rondes, aux prunelles sombres, se rejettent vers leurs mères, quand nous approchons. Je veux caresser le plus joli, le plus petit, qui marche à peine, mais la maman lui cache la tête dans son tcharchaf et me crie une phrase qu’Hussein traduit malaisément, et qui signifie à peu près :

« Il n’est pas malade… Ne le regarde pas. Il faut qu’il vive et qu’il grandisse !… »

En Orient, toutes les mères dérobent ainsi leurs très petits