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Constantinople… Et voici enfin la voiture du Sultan, traînée par des bêtes blanches aux queues somptueuses, encadrée par les petits cadets de Pancaldi, dont le très simple uniforme brun contraste avec les vives couleurs des lanciers de la garde. Dans une tempête de cris, la voiture impériale s’arrête, tout près de nous, et le Sultan, en tenue de général, se lève. Il fait des signes… Il parle… Il veut descendre, au mépris du protocole… Ses yeux bleu pâle, un peu somnolens dans sa bonne figure, s’éclairent de plaisir. Il regarde ses fils qui l’acclament, à la fenêtre du pavillon. Je n’ose assurer qu’il regarde ses filles et ses parentes. Mais retenu par sa grandeur, il se résigne à se rasseoir, et il s’en va passer sous l’arc de triomphe en verdure et en calicot rouge, entre les imams verts délégués par le clergé libéral. D’un geste machinal, il salue, et, malgré lui, tourne encore la tête, vers les pavillons du Séraskiérat…

Tel je l’ai entrevu, le jour de l’avènement, tel je le revois, tel il demeurera dans mon souvenir : un brave homme, un peu effaré, très doux. Mais où sont les splendeurs annoncées ?… Les costumes du Cheik-ul-Islam, du Grand Rabbin, du Patriarche grec, du Patriarche arménien, des évêques catholiques, de l’envoyé papal, nous offrent des formes majestueuses, des couleurs chaudes, des ornemens riches ou sobres. Vert et or, violet et or, blanc et or, le haut clergé de toutes les religions fait, un instant, la joie de nos yeux, — un instant… Les ministres, les députés, et tous les manitous de l’administration et de la politique, suivent, dans des équipages de fortune, affirmant ainsi leur louable désir de simplicité démocratique et d’économie. Et quand, à leur tour, ils ont disparu de l’autre côté de l’arc de triomphe, quelques régi mens défilent, et puis c’est fini.

C’est fini. On s’en va… On s’est trop amusé pour être déçu… Tout de même, on avait rêvé autre chose, des couleurs, des formes imprévues, je ne sais quoi de splendide et de barbare : le cortège du Grand-Turc ! Mais il n’y a plus de Grand-Turc : il y a un souverain constitutionnel, et des ministres en redingote, comme chez nous, et des députés en fiacre, comme chez nous. La Turquie se civilise. Elle devient correcte et terne, comme nous. À quoi bon le faste oriental sous un gouvernement parlementaire, imbu des immortels principes de 89 ? Sommes-nous étonnés de ne pas voir M. Fallières dans les carrosses de Louis XIV ?