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protesta violemment contre la curiosité inconvenante des étrangers. Elle s’ameuta tout à fait quand des photographes s’installèrent devant les potences et tous les appareils photographiques furent brisés. Un de mes amis, qui parle et comprend le turc, affirmait que ces exécutions répétées terrorisent la foule, mais que le sentiment fanatique subsiste. Des gens plaignaient les pendus : « Pauvres sacrifiés ! pauvres martyrs ! » Seulement, ils les plaignaient prudemment, à voix très basse, car les cours martiales et Chevket Pacha inspirent une grande crainte.

Les premiers pendus, ceux du 3 mai, avaient beaucoup occupé la presse. Tous les journalistes les avaient décrits. Tout Constantinople les avait contemplés, pierrots funèbres en souquenille blanche, exposés jusqu’à cinq heures de l’après-midi. On avait même remarqué que les bourreaux, trop inexpérimentés ou trop émus, avaient mal fait leur office, et que certains des suppliciés étaient morts non pas étranglés, mais désarticulés, la boucle de la corde enserrant la nuque et le menton. Le poids du corps avait disloqué les vertèbres et démesurément allongé le cou… En outre, les cadavres furent enterrés dans un lieu vague, sans prières, sans cercueil, pas même lavés, ce qui constitue un prolongement du supplice, car les âmes sorties des corps non lavés et non ensevelis ont de terribles ennuis dans l’autre monde.

Les pendus de ce matin furent soustraits aux regards, bien avant midi, et dorment en paix entre quatre planches. On a lavé leurs pauvres corps. Seule, la stèle funèbre, avec son turban de pierre et ses épitaphes d’or, leur fut déniée. Enfin, les bourreaux, plus adroits, ont abrégé leur agonie. Mais l’un des condamnés, peut-être méfiant, et d’ailleurs tout à fait paisible, avait décliné les soins de ces fonctionnaires…

— Laissez, dit-il en montant sur l’escabeau. Je préfère me pendre moi-même…

Et il fit comme il avait dit.


Nous sommes descendus, vers la fin du jour, dans ce quartier de Kassim-Pacha, et jusqu’à la place de l’Amirauté où ne restait plus aucune trace de l’horrible cérémonie. Kassim-Pacha qui dévale, derrière les cimetières des Petits-Champs, jusqu’à la Corne-d’Or, est pour Constantinople ce qu’était Santa-Lucia pour Naples : le quartier des marins et des pêcheurs. Les rues, étroites el sales, rappellent les rues de Stamboul : mêmes