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pour nous, Français, c’est une folle, cocasse, et invraisemblable parodie. Célestin parlant la langue d’Homère !… Nitouche fredonnant avec des mots de Sophocle !… Ces mots grecs, que nous attrapons au passage, évoquent irrésistiblement des souvenirs de professeurs, de dictionnaires et de baccalauréats ! Enfin les gestes, la mimique, les jeux de physionomie qui soulignent les plaisanteries, n’ont aucun rapport avec les plaisanteries, parce qu’ils sont grecs, parce qu’ils traduisent des sentimens grecs. C’est comme un accompagnement en la mineur pendant qu’on chante en majeur. Et pour nous le résultat est merveilleusement drôle.

En exprimant, assez mal, cette sensation que nous avons eue, tous, je serais désolée de contrister les acteurs des Variétés. Je répète qu’ils étaient tous très sympathiques, bien doués et pleins d’ardeur juvénile. Nous les avons applaudis avec frénésie et nous leur devons quelques heures de bonne gaîté.

Après cette représentation mémorable, nous avions grand’faim, d’avoir trop ri. On a décidé de prendre un chocolat réconfortant dans un café tranquille, tout près de l’hôtel. Il y avait peu de monde, dans ce café, moins chic, mais plus respectable peut-être que le fameux Tokatlian.

Et voilà que tout à coup, dans la salle voisine de la nôtre, éclatent des cris et des injures. Deux sous-officiers de la marine marchande russe, deux colosses blancs et blonds, effroyablement ivres, réclament l’eau-de-vie qu’on leur refuse… Le patron accourt, les garçons parlementent… Un des Russes love le poing… Alors, on va chercher discrètement deux soldats de Salonique qui gardent les rues… Tumulte extraordinaire, dialogues de la Tour de Babel… Et soudain, calmé, le grand sous-officier blond s’affale sur la banquette, ses yeux pâles dilatés, et il se met à chanter une complainte navrante, avec une voix inouïe, une voix de petite fille, si frêle, si pure, si haute qu’elle jaillit au-delà du si naturel, qu’elle touche le aigu sans s’y briser…

L’autre officier, trop ému par la beauté du chant, s’occupe à casser la vaisselle…

Dehors, la nuit, la solitude… Pas un promeneur attardé, pas un fiacre : des chiens grouillans sur des tas d’ordures ; des patrouilles dont les fusils luisent… État de siège !