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a quitté la ville lointaine gouvernée par son perfide époux, et s’est installée dans une gentille maison, sur la côte anatolienne. Elle a, pour la servir, un cuisinier arménien, âgé de soixante-dix ans, une petite esclave dont le nom m’est impossible à prononcer, et une très, très vieille femme, sœur de la nourrice de Mme Ange, une momie pantalonnée et voilée, et pas civilisée du tout.

Mme Ange veut être toute à la franque. C’est une « désenchantée, » bien qu’elle ne ressemble pas aux héroïnes du roman célèbre… Mme Ange n’est pas du tout neurasthénique, pas du tout compliquée, elle est ingénue. On peut avoir de l’intelligence, de la culture, du talent même et de l’ingénuité. Mme Ange qui a une instruction très étendue, qui sait l’arabe et le persan, qui est poétesse et musicienne, qui est Turque, oui, Turque dans les moelles, a été complètement affolée par l’idée d’être « à la franque. »

Cœur excellent, âme généreuse et désintéressée, elle a beaucoup lu ; elle a trop lu ; et elle a trop retenu de phrases, de « clichés, » de formules, de théories. Toutes ses lectures lui pèsent sur le cerveau, comme un repas intellectuel mal préparé, mal digéré. Comment pourrait-elle s’assimiler tant de sciences, tant de philosophies, tant de littératures, et la sociologie, hélas ! et l’économie politique, holà !… Elle ne peut dire vingt paroles sans prononcer ces mots magiques, « progrès, civilisation, » et elle parle de Kant, familièrement, comme d’un bon vieil oncle à elle.

Mme Ange est révolutionnaire, naturellement ; elle est affiliée au Comité ; elle est patriote et moderne. Pourtant elle reste féminine ; elle garde les charmans défauts de son sexe : elle aime les robes, les bijoux, la poudre de riz. Elle est coquette et fut amoureuse. Elle est toujours amoureuse… Ses malheurs conjugaux la hantent. Son aventure lui paraît inouïe, unique, digne de la plus vaste publicité.

« Ecrivez, chère amie, reprend-elle dans un français hésitant, écrivez, pour publier…

« Je suis d’une grande famille ; mon père était un célèbre savant. Il m’a fait bien instruire, par une institutrice française. J’étais très pieuse, très bonne musulmane et j’adorais le Sultan comme une divinité. Quand j’ai commencé à lire philosophie, j’ai senti grands changemens, mais toujours je crois en Allah, en Dieu… Je suis déiste, chère amie, tandis que cette dame de