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Eminé prend le papier imprimé et lit, tout haut : « Dernière séance de la Chambre… Présidence d’Ahmed Riza bey… etc. »

Je suis ébahie… Je me représente une école primaire de Paris, où l’instituteur ferait lire aux élèves un discours de M. Briand !

— Et… ça les amuse, la politique ?… Elles savent ce que c’est : le Parlement, Ahmed Riza…

v]fie lueur passe dans les jolis yeux d’odalisque.

— Oui, oui, ça les amuse, ça les passionne… Nous leur expliquons tout… la Constitution, la Révolution… Nous sommes très peu savantes, nous-mêmes ; du temps d’Abdul-Hamid, dans nos écoles normales, on nous défendait d’étudier le français, de lire même des traductions… mais ici, presque toutes, nous sommes mariées à des officiers, et nos maris nous racontent des choses… nous savons que nous avons la liberté, maintenant… Alors, nous espérons qu’on nous laissera nous instruire, et que vous nous trouverez bien différentes, si vous revenez à Andrinople, dans quelques années.

— Vous vous réjouissez d’avoir la liberté ! Pourquoi ? Vous voudriez poser le voile, sortir à votre gré, comme les Européennes ?

Elle répond, avec une dignité touchante :

— Non… pas ça… Nous voulons ce que la religion permet, et elle ne nous oblige pas à l’ignorance… Nous voulons devenir des femmes meilleures, bien élever nos enfans pour le pays, pour la pauvre Turquie…

Ainsi, le patriotisme est le premier sentiment social qui se développe chez ces demi-recluses.

Je demande encore :

— Vos élèves ne redoutent-elles pas le moment où elles prendront le tchartchaf ?

— Elles ?… Si on les écoutait, on les voilerait à neuf ans… Elles sont impatientes de paraître femmes… bonnes à marier…

— Elles vous quittent à treize ans ?

— Presque toujours. À quatorze ans, on les marie.

— Et quand elles sont mariées, elles ne lisent plus et elles oublient ce que vous leur avez enseigné ?…

— Tout dépend de l’homme qu’elles épousent. Mais elles ont un bon souvenir de nous et sont très reconnaissantes.

— En Europe, il n’y a pas bien longtemps, une femme de