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plus d’un avait, dans sa province, essayé ce système ; Turgot, tout le premier, s’était par ce bienfait attiré les bénédictions des habitans du Limousin. On aurait donc pu se borner à prescrire partout cette méthode et procéder par simple voie d’arrêt, sans recourir aux formes solennelles d’une loi promulguée par le Roi, enregistrée au parlement. Mais la taxe de remplacement n’eût été, dans ce cas, perçue que sur les seuls « taillables, » c’est-à-dire sur les roturiers, à l’exclusion des grands propriétaires, et, pour être moins vexatoire, la loi serait restée inégale et injuste. La pensée de Turgot est d’une portée singulièrement plus vaste : que toute dépense soit supportée par ceux qui en profitent, que les privilégiés contribuent, comme les autres, aux frais de construction et d’entretien des routes, c’est le principe fondamental de la réforme proposée, principe fécond et gros de conséquences, d’où découleraient la disparition progressive de tous les privilèges, l’égalité devant l’impôt, l’égalité devant la loi, c’est-à-dire le dogme essentiel de la Révolution française. S’étonnera-t-on dès lors de l’opposition acharnée et des colères ardentes qu’allait rapidement déchaîner une innovation si hardie ? Toutes les raisons, tous les effets probables du nouveau système sont passés en revue et discutés à fond dans le mémoire que Turgot adjoignait au dispositif de l’édit et que, le 5 janvier 1776, il remettait au Roi[1]. Les premières objections qui s’élevèrent contre la réforme vinrent d’un membre du Cabinet, Miromesnil, garde des Sceaux. Esprit souple et lucide, mais imprégné des idées et des préventions des vieux parlementaires, Miromesnil ne pouvait accepter l’atteinte portée aux droits traditionnels des classes privilégiées. En termes modérés, d’une argumentation habile, il présenta sur chaque article des observations par écrit, auxquelles Turgot répliqua de même style. Cette discussion serrée, ardente sous des formes courtoises, se poursuivit pendant un mois, sans rien changer, comme bien on pense, aux convictions des interlocuteurs. Le duel oratoire terminé, Miromesnil fil reporter le dossier à Turgot, en y joignant ces lignes : « M. de Miromesnil fait mille complimens à M. Turgot. Il lui

  1. L’abbé de Véri mentionne que le projet d’édit, avant sa rédaction définitive, avait été « envoyé par Turgot aux intendans des provinces, pour demander leurs observations. » La plupart se prononcèrent pour la suppression des corvées. « Le Roi, ajoute Véri, sentait d’ailleurs lui-même la dureté, l’injustice, la perte de travail, qui résultaient de cet usage. » — Journal inédit, passim.