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Ces avertissemens étaient-ils d’ailleurs entièrement superflus ? Mme de Duras n’a-t-elle jamais eu à lutter contre elle-même pour contenir sa passion « fraternelle » dans les justes bornes de l’amitié toute pure ? Il semble que certains passages de ses lettres à Rosalie de Constant nous autorisent tout au moins à poser la question. Toutefois, si les inquiétudes commencent, l’admiration n’a pas faibli ; elle est aussi exaltée qu’au premier jour :

« Je vous enverrai, — lui écrivait-elle, — la troisième édition des Martyrs. Si vous en connaissiez l’auteur, vous aimeriez encore mieux son ouvrage. Tous les nobles sentimens qu’il exprime sont dans son cœur et dans sa conduite. Il habite, à trois lieues de Paris, une petite retraite qu’il se plaît à embellir. Ce petit coin de terre sera célèbre un jour. Je ne le vois plus depuis qu’il y est retourné et je m’aperçois qu’il est doux, mais dangereux, de vivre habituellement avec des gens qui plaisent et qui conviennent. On ne sait plus s’en passer, tout est vide et ennuyeux ensuite. Du reste, je pars aussi dans huit jours et je n’en suis pas fâchée. J’ai besoin de calme. Peut-être au mois de décembre aurai-je besoin de mouvement ? » [Mai 1810.]

« Je vous écrirai longuement d’Ussé. Je pars, je n’ai que le temps de vous dire adieu, de vous demander de m’aimer toujours. L’absence ne doit plus rien changer de notre amitié. Je jouis doucement de la sécurité de la vôtre. Rien n’est plus doux que la pensée d’un intérêt dans la vie qu’on ne paie ni par des inquiétudes, ni par des peines d’aucun genre ; qu’on est sûr de retrouver toujours le même. Cela vaut mieux que les passions qui dévorent et ne laissent qu’un cœur vide et si grand que rien ne peut plus remplir. Adieu. Adieu. Ecrivez-moi. » [17 mai 1810.]

«… Je ne suis pourtant pas en train de causer ; je suis tourmentée à l’excès des affaires de M. de Chateaubriand, qui va probablement être de l’Institut, honneur dont il ne se soucie guère et dont se soucient encore moins messieurs de l’Académie. Ce sont de ces bizarreries du temps…

« Vous aurez dans quinze jours son Itinéraire. Je suis touchée de le voir si attendu, si loué, si prôné d’avance. Il est rare qu’un ouvrage justifie de grandes espérances. L’imagination va toujours si loin, et les noms d’Athènes, de Sparte, d’Argos l’éveillent si facilement !… Malheureusement, M. de Chateaubriand n’a vu dans la triste Morée que des fleuves sans eau, des ruines à peine reconnaissables, de malheureux habitans, qui ont perdu jusqu’à la