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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/863

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rançonnés ni razziés par les garnisaires turcs, ni massacrés, ni décapités, ni suppliciés par les tribus voisines, ils ne voient qu’une chose : la nécessité de payer des impôts et des contraventions, dont, auparavant, ils n’avaient aucune idée et dont ils ne s’expliquent pas la raison. On ne saura jamais les colères et les rancunes que soulève chez les indigènes de nos villes algériennes la simple obligation de vider, à heure fixe, une boîte à ordures. Au Caire et ailleurs, j’ai constaté les mêmes révoltes chez les âniers et les cochers berbérins soumis à la baguette du policeman anglais. Mais ce ne sont pas seulement nos règlemens municipaux ou administratifs qui leur sont insupportables, ce sont toutes nos habitudes prises en bloc, c’est, d’une façon générale, l’ordre qui règle la vie du civilisé… Sur la ligne de Jaffa à Jérusalem, le train s’arrête à une station célèbre par le tombeau d’un marabout. L’arrêt est d’une minute à peine. Or, lorsque nous y arrivâmes, quelle ne fut pas ma stupeur de voir tout ce qu’il y avait de Musulmans dans les wagons, descendre sur la voie, étaler sur les rails des tapis de prière, se prosterner et, bien tranquillement, commencer leurs dévotions. Le chef de gare avait beau agiter sa sonnette, le chef de train leur crier qu’on allait partir sans eux. Personne ne se dérangeait. Il fallut réquisitionner une escouade d’hommes d’équipe qui, avec des injures et des horions, finirent par faire réintégrer leurs wagons à ces pieux personnages. L’opération dura un bon quart d’heure et ne fut pas commode. Les plus vigoureux opposèrent une énergique résistance. Ce n’est là qu’un exemple au hasard. Il est trop certain que ces races ne conçoivent point ce que nous entendons par exactitude, et que l’idée d’un règlement quelconque n’entre point dans leurs cervelles.

Il est vrai aussi que les élites réagissent inversement. Elles ont tenté une rénovation intellectuelle, dont les résultats ne sont pas encore appréciables. Pourtant, il n’y a guère que la culture scientifique proprement dite qu’elles aient chance d’acclimater chez elles. Le reste me paraît plus difficilement transportable. En tout cas (et je dis ceci pour ceux d’entre nous qui croient à la diffusion triomphante de l’esprit français à travers le monde ! ) autre chose est de lire un roman par passe-temps, d’emprunter à nos théoriciens politiques des argumens en faveur d’une thèse toute locale, autre chose de goûter vraiment notre littérature, notre art et notre pensée dans ce qui en fait la