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les membres du Saint-Sacrement à faire supprimer le Tartufe comme s’ils s’y fussent reconnus, tous ou quelqu’un des leurs… Ce qui est bien autrement digne d’attention, c’est que plusieurs, — la plupart même, — des personnages que les contemporains ont soupçonnés d’avoir pu servir de modèles à Molière, appartenaient à la Compagnie du Saint-Sacrement : tels, entre autres[1], ceux que M. Allier, dans la Cabale des Dévots, signale plus spécialement : le baron de Renty, le marquis de Fénelon, le comte d’Albon, le comte de Brancas. Et les gens du XVIIe siècle, qui nous indiquent ces « clefs » du Tartufe, sont aussi peu suspects que possible, et appartenaient à des partis religieux différens : c’est le Père jésuite Rapin, ami et « domestique » de Lamoignon, c’est le janséniste Des Lyons, ami de Nicole et de Port-Royal. Sans doute, pour aucun des personnages dont ils nous apprennent qu’il fut question, rien de ce que nous savons de ces personnages ne nous donne le droit d’insinuer qu’ils méritassent le moins du monde l’injure d’une comparaison avec l’imposteur bafoué par Molière. Mais ce qui importe ici, ce ne sont pas les jugemens plus ou moins téméraires de la médisance publique, c’est la piste où se dirigèrent, on le voit, dès l’origine, les soupçons des contemporains.

D’autant plus qu’en dehors de ces « dévots » respectables, il y en avait certainement d’autres, dans la Compagnie, qui n’auraient pas pu se blesser d’un rapprochement avec Tartufe. Parmi les confrères de M. de Renty, il dut bien se glisser quelques brebis galeuses, quelques intrigans qui voyaient dans la pieuse et puissante Compagnie un « moyen de parvenir : » la relation même de Voyer d’Argenson l’avoue parfois à mots couverts. Et justement, il y eut, en ce temps-là, un « dévot » dont le public de 1664 ne mit pas, que je sache, le nom sous celui de Tartufe, mais que les historiens du XIXe siècle, lorsqu’ils le rencontrèrent, il y a soixante ans, dans la chronique de Tallemant des Réaux, ont tout de suite rapproché du héros de Molière[2]. Je veux parler de ce Charpy de Sainte-Croix, que les célèbres Anecdotes nous font connaître : aventurier breton qui, après un

  1. Car on parla aussi des abbés de Roquette, de Pons et de Ciron, membres probables ou certains de la Compagnie.
  2. Monmerqué et Paulin Paris, dans leur édition de Tallemant, t. VII, p. 212-213. Cf. Paul Mesnard, Notice sur Tartufe dans l’édition de Molière des Grands Écrivains, t. V.