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accompagnera. Vous mettrez un tcharchaf, ce sera très amusant… Nous ferons une surprise à mon frère.

Cette idée de déguisement enchante Mme Ange et la dame de Salonique. Malgré leurs théories sociales et leur philosophie, elles s’amusent d’un rien, et adorent les plaisanteries, les comédies, les farces de pensionnaires.

Après dîner, Mme Ange a fait apporter un tcharchaf. La jupe de soie noire est assez longue, mais trop large à la ceinture ; il faut l’adapter avec des épingles anglaises. L’esclave au nom impossible tient un miroir que sa gaîté mouvementée déplace constamment. Mme Ange pose la voilette noire sur mes cheveux, serre un ruban et dispose le capuchon sur la voilette. Une autre épingle le fixe sous mon menton. La voilette relevée, je me regarde au miroir. Cette petite dame endeuillée, cette espèce de religieuse, c’est mon nouveau moi. Bonjour ! Je suis bien aise de vous connaître, fausse hanoum !

Mes amies sont dans un délire de joie. Mme Ange me dit de marcher autour du salon. Et elle s’écrie :

— Non, chère amie, ce n’est pas ça du tout. Vous marchez trop vite. Vous n’êtes pas convenable. Il faut aller à petits pas, en minaudant.

La dame de Salonique défait ses tresses pour la nuit. Elle va coucher dans le salon, sur un matelas. L’esclave et Mélek Hanoum se sont transformées en fantômes noirs, et nous descendons. Le vieux cuisinier, portant une énorme lanterne, nous précède.

La nuit est tiède, transparente, sucrée par les acacias. Pas une âme dans les rues. Nous marchons, avec une lenteur de canes et je connais enfin les sensations que donne le costume turc. La jupe m’embarrasse ; le tulle baissé m’aveugle. Je maudis les pavés pointus et pose mes pieds avec circonspection.

Mme Ange a relevé son voile. À la campagne, la loi souffre quelques licences. Les dames sortent après le coucher du soleil, et le jour elles s’habillent d’un léger voile blanc et d’un cache-poussière affreux… Mais je n’ose pas imiter Mélek Hanoum. Si quelqu’un me regardait, je prendrais, malgré moi, un air de gravité bête ou j’éclaterais de rire…

Voilà justement le veilleur de nuit. Il passe, lent et pacifique, frappant le pavé de son bâton et le choc régulier se répercute dans la petite ville sonore, dont les maisonnettes semblent