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— Vous êtes sage et sensée, madame, et je devine que vous êtes heureuse. Sans doute votre caractère s’est adapté aux conditions nécessaires de votre vie, mais ces conditions auraient pu être très pénibles, très opprimantes. Et vous auriez lutté peut-être, et souffert, avant de vous résigner.

— Je suis heureuse, — répond Mme L… Pacha, — et il m’a été facile de l’être, parce que j’ai épousé un homme intelligent et bon qui m’a traitée en vraie compagne, en amie. J’ai plusieurs enfans, et je m’occupe de leur éducation. Enfin, je lis, je reçois des amies, j’espère voyager un peu.

— L… Pacha est donc un mari exceptionnel ?

— Peut-être.

— Il est libéral ; il vous respecte ; il a confiance en vous. Mais vous laisserait-il sortir sans voile ?

— Oui, certes, si je n’avais pas à craindre la fureur de la populace.

— Admettrait-il chez lui, chez vous, ses amis ?

— Il les admet. Nous ne racontons pas à tout le monde cette infraction aux antiques convenances, mais nous recevons, ici, qui nous plaît.

— Alors, vous vivez presque à l’européenne ?

— Ce serait trop dire. Nous transigeons avec les coutumes, nous tournons les difficultés. Il est bien dangereux de se poser en révolutionnaire. D’ailleurs, je sors très peu ; je ne me mêle pas de politique, je suis vieux jeu sous bien des rapports.

Je demande à Mme L… Pacha ce qu’elle pense de la vie des Européennes telle que les romans la décrivent.

— C’est une vie bien fatigante ! Et toutes ces histoires de passion, cela fait peur.

— La passion est de tous les pays, et l’on prétend qu’à Stamboul même, il y a des amans heureux et des maris infortunés.

— C’est possible. Mais il y a de bons ménages en Turquie, et peut-être aussi en France.

— Il y en a en France.

— Beaucoup moins qu’en Turquie !

— Quelle idée ! Les Françaises choisissent leur mari ou, tout au moins, sont choisies par lui. Les fiancés se connaissent avant le mariage…

— Ils se connaissent ? — Un sourire d’ironie légère errait