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« casse, » dont l’étalage offre aux cliens des morceaux coupés à l’avance et marqués en chiffres connus. Suivant le mérite de l’animal, et suivant la place du morceau, il se voit du bœuf à 4 francs et à 0 fr. 23 le kilo ; comme il se vend mille fois plus de bons animaux qu’autrefois, nous croyons que la viande a enchéri, tandis qu’elle a seulement changé de nature. Pourtant, la distance est moindre actuellement entre les classes sociales, qui ne mangent pas le même bœuf, qu’elle n’était au xviiie siècle, entre les riches qui en mangeaient de médiocre et le peuple qui n’en mangeait pas du tout.

Le rôle du poisson dans la nourriture aurait dû être, aux siècles passés, plus important que de nos jours, puisque les lois de l’Église, qui imposaient le maigre pendant cent soixante jours par an, étaient généralement observées. À Paris même, l’Hôtel-Dieu, attentif à la conservation de son privilège de vendre la viande aux malades pendant le carême, ne trouvait à signaler sous Louis XV qu’une dizaine de boucheries clandestines, établies, au mépris des ordonnances, aux hôtels de Soissons, Soubise et Nevers, aux écuries de Madame et chez les ducs d’Uzès, de Rohan, d’Humières et le prince de Talmont.

Cependant, nos pères avaient fort peu de poissons et le payaient très cher : sur ce chapitre aussi l’alimentation s’est transformée ; l’espèce des poissons, l’état sous lequel on les consommait et les catégories sociales qui en usaient, ont changé. Le marsouin, le chien de mer, l’esturgeon commun ou la baleine ne sont plus, comme au moyen âge, servis sur les meilleures tables ; le prolétaire des villes mange à son gré le poisson frais qu’il ignorait jadis et le paysan s’offre le poisson salé que sa cherté réservait autrefois à la bourgeoisie.

Loin du littoral, le poisson de mer cessait vite d’être comestible, bien que le fait de n’en jamais manger d’autre qu’ « avancé » accoutumât le palais à cette saveur voisine de la décomposition ; ce qu’on appelait à Paris « la marée, » c’était du poisson salé au départ, afin de lui permettre de voyager sans trop d’avarie, que l’on dessalait, détrempait et blanchissait à l’eau de chaux, additionnée d’alun et autres drogues, pratiques souvent défendues par la police. Il en venait d’ailleurs assez peu, parce que sa qualité ne le faisait pas priser très haut par les riches et qu’il était encore hors de la portée des bourses modestes. Peu rémunératrice, avec un marché très étroit, la pêche côtière ne pouvait se développer.