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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/320

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et d’entreprises avortées des vaincus. Pour procurer à ce Français actuel ce qu’il mange et boit si béatement, il a fallu révolutionner l’agriculture et l’industrie, découvrir les engrais artificiels, acclimater et sélectionner des races, des plantes et des graines, inventer des faucheuses, des batteuses, des moulins, des pressoirs, des turbines, des écrémeuses, des alambics, des appareils et des instrumens innombrables ; il a fallu inventer les transports à vapeur par terre et par mer, combattre et enrayer les maladies des bêtes ou des choses, imaginer des procédés scientifiques pour reproduire à volonté des phénomènes naturels ; préparer, conserver ou transformer des substances multiples, en tirant d’une première création les élémens d’une création nouvelle, lorsqu’on a fait par exemple de la betterave avec des produits chimiques, du sucre avec de la betterave, de l’alcool avec du sucre et du vinaigre avec de l’alcool.

Allons-nous donc crier victoire ? Entonnerons-nous un chant de triomphe ? Hélas ! nullement. Les générations précédentes n ’étant jamais bien sûres d’avoir de quoi se sustenter l’année prochaine, la question des vivres était pour elles d’un intérêt constant ; on en parlait sans cesse. Aujourd’hui, l’on n’en parle plus. Ce peuple que nous sommes ignore même si bien tout ce que ses devanciers immédiats ont fait pour susciter son bien-être que personne ne s’en aperçoit ; personne donc n’en jouit, l’énorme effort est vain et, si les chiffres n’étaient pas là, on pourrait mettre en doute les résultats eux-mêmes et croire qu’il ne s’est rien passé, que le monde fut toujours pareil.

De ces chiffres pourtant, qui nous font saisir l’évolution accomplie, une conclusion philosophique se dégage : c’est que l’humanité est au fond indifférente au progrès matériel ; elle ne se passionne que pour des idées. La masse électorale se complaît au rêve d’un remaniement social, pratiquement incapable d’augmenter son aisance d’une livre de pain ou d’une côtelette, plus qu’à tous les gains effectifs de la société présente. L’effort l’intéresse plus que les résultats, parce que l’effort est « idée » et que le résultat est « matière. » Peut-être ne faut-il pas s’en plaindre ; s’il en était autrement, les hommes tomberaient dans une animalité supérieure.


G. d’Avenel.