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dominer, n’ont songé, devant les événemens de ce siècle, qu’à une seule chose : se tirer le mieux possible de leurs embarras immédiats. Ils ont écarté la pensée de l’avenir ; ils ont vaguement espéré que quelque coup de fortune trancherait le long enchaînement des effets et des causes. De telles espérances sont trompeuses. Toute force, tout principe d’action qu’on a laissé s’introduire dans la trame des événemens, continue à cheminer, produit son œuvre ; la première négligence commise, une réflexion trop tardive ne peut en conjurer les effets. » — Ce que Fichte disait aux Allemands s’applique aussi bien aux Français d’aujourd’hui. Le principal péril des gouvernemens populaires, c’est précisément de ne pas songer à l’avenir ; c’est, pourrait-on dire, d’être injustes pour l’avenir. Les démocraties ne se composent-elles pas d’une majorité d’hommes obligés de vivre dans le présent, soit par l’insuffisance de leurs ressources matérielles, soit par l’insuffisance de leurs ressources intellectuelles ?

L’oubli de l’avenir et l’absence de visées lointaines entraîne un autre vice, que tous les sociologues anciens et modernes ont relevé dans les gouvernemens populaires : l’instabilité. C’est une des plus frappantes manifestations de l’individualisme démocratique. « Quel bonheur pour l’Angleterre, s’écriait autrefois lord Brougham, que la France fasse une révolution tous les quinze ans ! Sans cela, elle serait la première nation du monde. » Aujourd’hui, nous ne faisons plus de révolutions tous les quinze ans, mais, au dernier siècle, notre république a changé de ministère tous les huit mois, cinq fois plus souvent que le pays parlementaire par excellence, la Grande-Bretagne. Nous ne faisons que commencer à nous assagir.

Un philosophe a dit : « Le progrès, c’est la permanence et quelque chose de plus. » Ce qui manque à la politique individualiste, c’est la permanence ; le « quelque chose de plus, » ne trouvant pas à quoi s’attacher, ne peut même pas se produire. Au lieu d’un changement progressif, on n’a donc que des vicissitudes sans résultat durable. Notre démocratie purement individualiste semble rouler sur ces postulats philosophiques sous-entendus, dont chacun est gros d’injustices, parce qu’il est gros d’erreurs : 1° Le moment présent seul existe, le passé est mort à jamais ; quant à l’avenir, il sera ce qu’il pourra ; après nous, le déluge ; 2° les individus présens ont seuls des droits, et c’est leur volonté du jour qui fait le droit ; le mieux serait un gouvernement