Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/76

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réjouira, et les provinces seront désolées[1]. » Cette formule est exacte. Si l’on excepte ceux « dont l’existence tient aux abus, » l’impression qui domine, dans tout l’ensemble du royaume, c’est un étonnement douloureux et une déception vive. « Tous les honnêtes gens de ce pays-ci gémissent sur le renvoi de M. Turgot, » reconnaît un témoin sincère. Dans la bourgeoisie éclairée, ceux-là mêmes qui le critiquaient, qui redoutaient les entreprises trop promptes « d’un génie un peu chimérique, » envisagent à présent comme une calamité la chute d’un homme dont les vertus, les talens, le zèle généreux, honoraient le pays qui possédait un tel ministre et le prince qui l’avait choisi. Louis XVI portait le poids du mécompte général ; sa popularité en reçut une mortelle atteinte. « Que penser en effet, dit un gazetier du temps[2], d’un Roi qui, après s’être enthousiasmé de son ministre, après avoir adopté ses idées, après avoir résisté aux remontrances de ses cours, avoir déployé les coups d’autorité les plus frappans, tenu deux lits de justice en moins d’un an, retire sa main protectrice à l’auteur d’une constitution nouvelle, non seulement avant d’en avoir pu reconnaître les vices ou les inconvéniens, mais au milieu de la confusion et du désordre qu’entraîne dans son commencement toute opération vaste, alors que tout le mal est fait et qu’on ne peut encore démêler le bien qui doit en résulter ? »

Bien des gens, de ce jour, se sentent l’âme oppressée d’angoisse devant le mystère de l’avenir et sont pris du découragement que l’abbé de Véri confesse sous cette forme éloquente[3] : « Je me réjouissais naguère de ce que l’on travaillait à réparer solidement un bel édifice que le temps avait endommagé. Désormais on verra tout au plus boucher quelques-unes de ses crevasses. Je ne me livre plus à l’espoir de sa restauration ; je ne peux plus qu’en redouter la chute plus ou moins tardive… J’avais eu mon beau rêve, en imaginant que la France pouvait avoir un ministère honnête, capable et uni, dont M. de Maurepas serait le lien. Mon cœur éprouve une vive amertume, quand je pense que les trois hommes publics avec lesquels j’étais le plus lié ont été placés par le sort dans le même ministère, qu’ils semblaient destinés à rendre le règne actuel le plus glorieux de

  1. Journal de l’abbé de Véri.
  2. L’Espion anglais, 3 juin 1776.
  3. Journal de Véri, passim.