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chrétien : le jeune Bismarck, dans un discours de 1847, claironna leur idéal, avec une arrogance qui semblait défier le siècle. « J’appartiens, disait-il, à une opinion qui se fait gloire des reproches d’obscurantisme et de retour au moyen âge. J’appartiens à cette grande multitude qu’on oppose avec dédain à la partie la plus intelligente de la nation. Sans base religieuse, l’État n’est qu’une agrégation fortuite d’intérêts, une espèce du bastion dans la guerre de tous contre tous, et toute la législation, au lieu de se régénérer aux sources de l’éternelle vérité, n’est plus que ballottée par des idées humanitaires aussi vagues que changeantes. »

On s’arma plus tard de ces paroles, et de quelques autres encore, pour accuser de palinodie l’auteur du Culturkampf, lorsqu’il se commettait avec les libéraux, ennemis notoires de l’État chrétien.

Mais Bismarck, en fait, ne s’était jamais intimement familiarisé avec cette métaphysique politique, à laquelle son verbe avait un instant servi d’interprète. Il était impossible qu’il ne flairât point dans ces théories l’antique esprit de la Sainte-Alliance, cette Sainte-Alliance jadis garante des traités de Vienne, que Bismarck, au contraire, s’était juré de déchirer. Et puis il y avait, dans sa façon d’être religieux, quelque chose de trop individualiste, pour que la pensée d’un règne social de Dieu fût vraiment susceptible de l’obséder. La notion d’État chrétien, dans la Prusse protestante, n’est susceptible que de deux définitions : ou bien c’est le règne social de Dieu, ou bien c’est, tout simplement, la domination bureaucratique des Mucker, ou, comme nous dirions, des mômiers. Ni l’un ni l’autre de ces sens n’agréaient à Bismarck. Il réclamait de Dieu Je courage et le zèle nécessaires pour servir l’Etat, l’Etat tout court, l’Etat réel, la Prusse de son temps, la Prusse qui allait devenir l’Empire avec le concours de partis fort peu chrétiens. Dieu intéressait Bismarck et l’intéressait beaucoup, non point comme base de l’Etat, mais bien plutôt comme ressort et comme appui pour l’énergie bismarckienne, servante de l’État. Et de là résultait pour Dieu, dans la vie de Bismarck, un rôle quotidien à remplir, mais un rôle très limité, très défini, très restreint.

Une restriction essentielle s’imposait immédiatement : puisque Bismarck, et puisque Dieu, protecteur de Bismarck, étaient en définitive mobilisés pour le plus grand bien de