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soldats incomparables. « Nous buvons, nous flânons, et nous déclarons que nous possédons les plus belles qualités… En fait d’industrie et de commerce, nous sommes encore dans l’âge de la gaminerie. » La Suède se repose sur l’espoir de ses millions dormans. « Nos millions dormans ! s’écrie le docteur Klein, voilà une expression qu’il est bon d’expliquer. J’ai cru d’abord qu’elle signifiait mes cinq millions de compatriotes. Mais non ! Chaque fois que les journaux en parlent, — et Dieu sait s’ils en parlent souvent ! — il s’agit de chutes d’eau, de tourbe, de montagnes à minerai, d’airelles, de myrtilles, de champignons comestibles ou d’autres revenus à exploiter de ma bien-aimée patrie, — jamais de ses habitans ! »

Pour les cinq millions dormans du docteur Klein, Upsal est la plus magnifique institution du monde. Mais quelle idée, dans cette Suède si peu habitée, de soustraire l’Université aux influences de la grande ville et de la mettre « au milieu d’une prairie où ne vient âme qui vive ! » Professeurs, médecins, pasteurs futurs arrivent de leurs contrées à demi sauvages et s’enterrent dans ce petit trou, près du Furis. Leur arrogance et leur présomption n’ont point de limites, car ils ne soupçonnent presque rien du reste de l’univers.

J’étais en Suède, lorsque le docteur Klein lâcha son livre tout en saillies, en ébrouemens, en ruades, et, si j’ose dire, en pétarades. De bons amis me l’indiquèrent sous cape : et je m’en amusai. Mais la parole de Goethe que la modestie ne sied qu’aux gueux, contestable peut-être pour les individus, me paraît très juste pour les nations. L’orgueil national est fait de quelques réalités et de beaucoup d’illusions ; et l’énergie d’un peuple ne se développe ou ne se maintient que dans une atmosphère de foi exagérée en lui-même. Quand il vous dit ce qu’il a été ou ce qu’il est, il ne vous révèle en somme que ce qu’il voudrait être. Et les petits peuples, sous peine de disparaître, ont besoin d’être aussi orgueilleux, sinon plus, que les grands. Leur amour-propre, que sa disproportion avec leur importance rend souvent excessif et parfois assez plaisant, n’est qu’une des formes les plus respectables de leur instinct de conservation. Si, depuis 1814, la Suède appauvrie avait élevé ses enfans dans le sentiment de sa décadence et les avait dressés à se couvrir de cendres, elle ne subsisterait qu’à l’état de souvenir historique et n’eût marqué ni dans le progrès scientifique, ni dans le mouvement littéraire de